2) Hélène et les garçons, une éducation sentimentale

Avec le travail de Dominique Pasquier nous allons maintenant pouvoir aborder le rôle d’apprentissage des séries télévisées, apprentissage des sentiments en l’occurrence, en ce qui concerne Hélène et les Garçons.

Ce feuilleton fonctionne selon le même principe narratif que les soap-operas : il y a, en général, très peu d’action, et c’est la circulation de l’information qui constitue l’élément dramatique central. Le spectacle est constitué par les réactions des personnages, les manières de résoudre un problème, la mise en œuvre des solidarités. L’important, ce n’est donc pas « ce qui se passe », mais « ce qui est éprouvé », la description des sentiments.

Le réalisme social et culturel est totalement absent de la série : « Elle ne parle pas de la société, non seulement parce qu’elle évite tous les sujets qui sont au cœur de la crise du social, mais aussi parce qu’elle affiche un parti résolument optimiste dans un monde où le pessimisme fait partie inhérente du discours de la société sur elle-même » (Pasquier, 1994). Elle traite cependant d’un thème essentiel et universel : l’adolescence comme processus d’apprentissage des rôles sexuels.

La série joue ainsi un rôle d’initiation à la grammaire des jeux amoureux. Herbert Blumer avait déjà montré en 1933 que les médias pouvaient proposer en amont des modèles qui seront « essayés » un peu plus tard par les jeunes. Si le modèle ne permet pas d’obtenir les effets escomptés, il est immédiatement abandonné et un autre modèle sera essayé à sa place (Blumer, 1933). « Hélène et les Garçons » offre de plus des modèles de rôles très stéréotypés : les filles sont soucieuses de leur apparence physique, elles cherchent à plaire aux garçons. Les garçons parlent de « motos » et de « musique ». Leur virilité n’est pourtant pas agressive : les héros masculins de cette série ont un physique androgyne : cheveux longs, visages doux et glabres. (La division des rôles sexuels est également très traditionnelle).

La sexualité est évoquée à travers les intrigues, mais elle est incarnée par des personnages qui affichent peu de caractéristiques sexuelles véritables. Les passions sexuelles se terminent immanquablement par des passades, des erreurs de parcours destinés à renforcer le message central : le couple s’inscrivant dans la durée, il se fonde donc sur la compréhension et la complicité.  Ces modèles archétypiques permettront ensuite des discussions et des confrontations entre téléspectateurs.

« Hélène et les Garçons » est un programme de lecture facile, traitant d’un propos universel, et ayant gommé toute référence au quotidien. Comme pour « Dallas » : c’est aux téléspectateurs de construire leurs significations. « Les personnages de la série sont un peu comme des porte-manteaux sur lesquels chacun peut accrocher ses propres vêtements » (Pasquier, ibid). Ils renvoient à une situation générale, presque générique, devant laquelle le téléspectateur dispose d’une grande latitude dans le choix de ses interprétations.  La série fonctionne également comme un support narratif à partir duquel les téléspectateurs engagent des interactions et explorent, expérimentent des situations sociales49. C’est également une occasion d’argumenter ses propres choix, d’élaborer des critères, de définir ce qu’on recherche physiquement et moralement chez une fille ou chez un garçon dans le cadre strict des rapports amoureux.. La série propose en outre des modèles de manifestation de l’émotion amoureuse et d’extériorisation du désir de séduction.

Les enquêtes sur « Dallas » et « Hélène et les garçons » offrent l’occasion de saisir l’intensité des liens qui peuvent s’établir entre une fiction et les téléspectateurs50. La sociologue Sabine Chalvon-Demersay s’est penchée en 1996 sur la série médicale « Urgences », alors diffusée sur France 2, en observant les réactions des individus devant leur écran, elle a ainsi mis à jour les processus d’identification les plus fréquents (Chalvon-Demersay, 1999, pp.235-283), à savoir une identification d’association (les héros nous ressemblent), de compassion (les héros connaissent plus de malheurs que nous), et d’admiration (ils sont plus vaillants que nous dans la vie de tous les jours). La fiction remplit alors son rôle esthétique en permettant au spectateur de comparer le monde réel avec le monde fictionnel et de saisir ainsi sa propre place dans la réalité.

Si « Urgences » utilise le cadre médical pour proposer des valeurs morales, un monde idéal, la série enseigne aussi aux individus un vocabulaire lié à la médecine, la découverte d’un univers professionnel singulier, scénarisé par des auteurs qui font le plus souvent appel à des professionnels de la santé pour vérifier la véracité de leurs écrits. Y a-t-il des séries qui traitent de la politique professionnelle ? Si oui, quelles différences peut-on noter avec le monde réel et la politique qui s’exerce dans les gouvernements ? Quelle est la place du politique en général dans les séries télévisées américaines ? Quelles en sont les lectures par les spectateurs eux-mêmes, intéressés ou non par le politique ? Afin de répondre à ces questions dans les parties 3, 4 et 5 de notre travail, nous allons d’abord nous plonger dans les modes de fabrication et de production des séries télévisées américaines pour souligner l’enjeu commercial de tels programmes, dans leur évolution historique et psychologique ces dernières années, avant de sélectionner les séries à interroger en priorité dans le cadre de notre recherche.

Notes
49.

Sur cette question, voir HARRINGTON, C. Lee, BIELBY, Denise D., (1995) Soap Fans. Pursuing Pleasure and Making Meaning in Everyday Life, Philadelphia, Temple University Press.

50.

Voir aussi HARRINGTON, C. Lee (1994), Reach Out and Touch Someone: Viewers, Agency, and Audiences in the Televisual Experience, in CRUZ, J. & LEWIS, J. (eds.) Viewing, reading, listening. Audiences and Cultural Reception, Boulder - San Francisco - Oxford, Westview Press, pp. 81-100.