Dans La trame cachée (1994), le dramaturge anglais Edward Bond définit trois espaces, trois sortes de réalités possibles. Celle qui se situe dans l’esprit de l’individu, celle qui se trouve sur la place publique, et celle que l’on peut voir sur une scène de théâtre. Pour lui, ces trois espaces sont identiques et nécessaires pour que l’individu fasse la part des choses et s’oriente dans l’Histoire, et dans la vie qui est la sienne (1994, p.16). Nous avons essayé de compléter cette affirmation en lui ajoutant ce qui a trait à la réalité médiatique, et plus particulièrement aux réalités normatives diffusées par la société et/ou par l’individu.. Nous pensons alors qu’il faut dénombrer trois types de réalités :
Que peut-on dire alors de la réalité médiatique, et des séries américaines qui en font partie ? Il s’agit bien d’un autre espace de représentation du monde, un espace privilégié de diffusion des normes sociales, politiques et culturelles. Quelle place occupe cette réalité parmi les trois autres ? Les progrès de la technologie et de la communication ont tout naturellement mené au développement des médias de masse et de divertissement qui sont, petit à petit venus faire de l’ombre aux activités purement esthétiques. Le spectacle vivant (théâtre, danse, musiques) est lui-même en crise, étouffé par l’industrialisation, la reproduction massive, et la marchandisation grandissante des biens artistiques (Ralite, 2003). Lorsque la réalité extérieure devient plus difficile à supporter à cause d’une conflictualité sociale forte et d’une défiance envers les institutions régulatrices de la communauté, l’individu a tendance à se réfugier dans la réalité médiatique, fuyant par là aussi une expérience esthétique qui le confronterait trop brutalement à la vérité de sa situation et de celle de la société51. L’étude scientifique de la réalité médiatique devient donc tout aussi nécessaire que celle de la réalité extérieure, d’autant plus qu’elle n’est pas qu’un ensemble d’images relayées principalement par des écrans de télévision, mais « un rapport social entre des personnes médiatisé par des images » (Debord, 1992, p.10).
La réalité médiatique, notamment à travers la fiction télévisée, propose une réalité normative, une vision « programmée » des réalités extérieures et intérieures, c’est pourquoi nous avons choisi de nous intéresser à elle, du point de vue de la science politique, pour nous demander si elle pouvait influer sur les jugements individuels prononcés à l’égard du politique, si sa finalité était quelque part autant économique que politique. Nous traiterons du politique dans la fiction au cours des parties suivantes de notre travail, nous aborderons ici la nature même de l’objet « série américaine de fiction », objet symbolique complexe autant qu’hégémonique, naviguant entre art et divertissement.
C’est dans le contexte Nord-Américain que les produits culturels de fiction télévisée ont connu leur forme la plus aboutie, grâce à un système médiatique affranchi de toute mission culturelle, et qui s’est, dès l’origine, placé sous l’égide de logiques commerciales dans la production. Existe-t-il alors un lien entre la fabrication des séries américaines et le mode de production engagé par leurs créateurs ? Rendent-elles le spectateur « disponible » aux messages publicitaires, au bénéfice de ceux qui ont investi dans ces objets médiatiques, parfois esthétiques, souvent commerciaux ? Les producteurs fabriquent-ils des séries comme on fabrique des armes, pour gagner de l’argent ? Ou alors essaient-ils de renforcer un peu plus la passivité des spectateurs afin, soit qu’ils demeurent éloignés de l’action politique, soit qu’ils consentent à leur exercice du pouvoir ? Il convient alors de remonter le fil des produits aux producteurs, des modes de production aux modes de diffusion, retracer les origines, les contours « institutionnels » de ces programmes (au sens des regroupements d’industriels dans les instances dirigeantes des chaînes de télévision), souvent obscurs pour le téléspectateur « lambda ». Il faudra enfin sélectionner les séries les plus représentatives des « genres » pratiqués à la télévision qui nous serviront d’objets d’analyse du politique naturalisé à l’écran.
Le psychanalyste Serge Tisseron invoque la dimension sécuritaire des images et le risque d’addiction des téléspectateurs dans son livre « Comment Hitchcock m’a guéri. Que cherchons-nous dans les images ? », paru en 2003, chez Albin Michel, pp. 155-163.