1) Du roman au feuilleton

Histoire des mœurs, histoire sur la vie privée d'un individu, histoire du temps présent, le roman connaît une progression spectaculaire. Les romantiques achèvent sa promotion au rang de littérature à part entière, tandis que le colportage le répand dans les milieux ouvriers et paysans, et la petite bourgeoisie acquiert facilement des rééditions de romans des siècles précédents, en formats réduits et peu coûteux (Guise, 1986).

Les patrons de presse ont eu naturellement l'idée d'exploiter le succès du roman pour accroître le tirage des journaux: s'ils publiaient, comme le font les revues bimensuelles, des romans en tranches quotidiennes, sans doute attireraient-ils beaucoup de lecteurs. Les nombreux romanciers du XIXe siècle divulguèrent leurs œuvres activement et profitèrent même des campagnes publicitaires que commençaient à organiser les éditeurs. Le roman de librairie, véritable reprise du «roman en feuilletons», à grand tirage et forte diffusion, relaya peu à peu la littérature de colportage, jusqu'au moment où apparut la vente en kiosque.

Il est essentiel de noter que de 1836 à 1848, et par la suite, il se produit un double phénomène du roman-feuilleton. D'une part, le feuilleton sert de moyen et de lieu de publication aisée pour les romanciers (débutants ou couronnés) qui fuient les tarifs trop élevés des éditeurs-imprimeurs. Le roman est alors écrit d'avance et le feuilleton lui assure la régularité et la facilité de la publication. C'est ainsi que le feuilleton est devenu le lieu de passage obligé de presque toute la production romanesque du XIXe siècle; de Balzac à Zola, d'Eugène Sue à Gaston Leroux ou d'Alexandre Dumas à Barbey d'Aurevilly (Hamburger, 1986).

D'autre part, une espèce de roman naît de la métamorphose des mémoires, chroniques et souvenirs historiques en tous genres. Ces écrits se présentent comme une série d'anecdotes sur une époque (en général le Moyen Age et l'Empire de Napoléon Ier), un éminent personnage historique, un cadre géographique authentique ou un monument. Ces anecdotes ne comportent aucun lien véritable entre elles et n'ont pas toujours de chronologie suivie. Quand ce n'est pas le titre générique qui réunit sous une même bannière des récits parfois fort variés (par exemple Les chroniques limousines d'Elie Berthet), c'est une certaine thématique stéréotypée qui assure l'armature profonde et le continu de la lisibilité.

Dans ce cas, rédacteurs et feuilletonistes entretiennent délibérément la confusion entre Histoire (instructive) et histoire (romanesque) en se servant des termes introducteurs comme anecdote, épisode, esquisse, scène et bien d'autres qui renvoient à la fois à un fait réel et à un fait fictif. Rappelons que l'heure était à l'exhumation des mémoires et souvenirs historiques. Le réalisme était à la mode. Le roman se voulait histoire ou «scène de la vie» (ibid, p.117). En vertu de quoi, pour produire un roman-feuilleton à succès, il suffit que la référence au réel se fasse un peu plus confuse et donc moins véritable, que le narrateur s'efface un peu plus derrière son récit, qu'il organise personnages et histoires de façon vraisemblable, et le tour est joué.