B) La télé-fiction, Dallas et la mutation des médias

Contrairement au roman épistolaire, le roman-feuilleton a très bien passé l’épreuve du temps. Parallèlement au développement international des feuilletons radiophoniques, il a donné naissance à un dérivé cinématographique, le « feuilleton-cinéma ». Dans les années 1910, le feuilleton littéraire Fantômas écrit par Pierre Souvestre et Marcel Allain rencontre un succès tel qu'il est adapté au cinéma par Louis Feuillade, faisant du feuilleton cinématographique l'ancêtre du feuilleton télévisé, qui est devenu l’acception la plus courante du mot « feuilleton ». Les séries actuelles peuvent donc se considérer comme les avatars les plus récents du genre. Il convient cependant de revenir aux débuts de la « télé-fiction » afin de mieux cerner la manière dont la télévision devenue « mass media » s’est lentement approprié la forme narrative du feuilleton, avec, notamment, la création de la série Dallas, en 1978.

Il faut attendre 1951 pour que les Etats-Unis disposent d’un système permettant l’émission de programmes télévisés dans tout le pays, de la côte est à la côte ouest. En couvrant l’ensemble du territoire, les industries de télévision imitent leurs aînées radiophoniques en se démocratisant. Les postes et les programmes sont de plus en plus nombreux et la popularité des seconds entraîne une vague de consommation des premiers. On comptait 2% des foyers américains équipés de téléviseurs en 1949, 70% en 1956. Les chaînes les plus importantes comme CBS et NBS qui diffusaient depuis 1941 font désormais de la concurrence au cinéma hollywoodien, et celui-ci décide de s’investir dans le petit écran (Winckler, 2005, p.64-65).

De cette collaboration naîtra Gunsmoke, une série lancée sous la présentation de John Wayne et qui sera la première série de type « western » pour adultes à la télévision. Il y en aura plus d’une vingtaine au début des années soixante. Gunsmoke a mis fin aux balbutiements de la série télévisée américaine qui s’appuyait jusqu’alors sur le programme I Love Lucy, « sitcom » avant l’heure, mais qui commençait à ne plus faire recettes. Le western et son imaginaire commencent à imposer auprès du public américain la figure du héros, et celle-ci ne va plus le quitter jusqu’au milieu des années soixante-dix.

Les producteurs de séries se tournent donc vers une forme de programme délaissant un mode dramaturgique d’action pour se concentrer sur une personnalité très caractéristique. Le héros éclipsera alors le récit pour proposer un point de vue subjectif aux situations fictionnelles. Le cow-boy laissera sa place au détective privé (influencé en cela par l’apparition au cinéma de James Bond en 1962), dans des séries très populaires comme Mannix, et Cannon, ou au détective tout court (Dragnet, Ironside, en 1967, Columbo en 1968, Kojak, en 73, The streets of San Francisco, en 74)

Avec l’apparition de la consommation des jeunes, et de sa programmation économique, la télévision adapte en séries des héros de bande dessinée (Batman, Superman, Hulk, Wonder Woman) ou propose une version « adolescente » des héros existants (Starsky and Huch, the A team). Il s’agit aussi pour les producteurs de ne pas omettre l’existence et l’émancipation de la communauté noire américaine, ainsi que ses revendications. La série All in the family verra le jour au début de l’année 1971. Elle mettra en scène un père raciste et sexiste (Archie Bunker) avec ses enfants, progressistes de gauche, et pendant ses douze années de diffusion, elle viendra jouer à l’écran les mutations sociales du pays avec humour et provocation, tout en préparant sa descendance avec la série dérivée The Jeffersons, en 1975, qui raconte la vie du couple noir, voisins du père raciste. La série garde sa recette de popularité et de provocation, le personnage de Georges Jefferson étant aussi désagréable à l’écran que celle d’Archie Bunker. Les rapports inter-ethniques se détendent au fil des années et des scénarios. Maude, créée en 1972 est une autre série issue de All in the familiy, mais qui se penche cette fois sur l’histoire de la cousine d’Edith Bunker, femme d’Archie Bunker. C’est la place des femmes dans la société qui est discutée à travers les récits, et Maude aborde pour la première fois des thèmes tabous à la télévision américaine : l’avortement, la ménopause, un mariage désespérant, la chirurgie esthétique… Cette franchise restera la marque de fabrique des séries américaines au cours des années quatre-vingt, période télévisuelle divisée entre comédies satiriques et soap operas réalistes.

L’ère des feuilletons réalistes s’ouvre avec Dallas, qui sera diffusée de 1978 à 1991. Un épisode d’une heure, chaque semaine, en seconde partie de soirée, ce qui est exceptionnel pour l’époque. La série introduisait à nouveau un mode de récit qui avait fait ses preuves, et qui allait tenir en haleine des millions d’américains (80% des foyers ont regardé le deuxième épisode de la saison 4) en mêlant dramaturgie classique (trahisons, jalousie, complots) à une actualité mondiale (une entreprise texane de pétrole, les luttes pour le pouvoir, l’argent sale).

Les personnages se multiplient au cours des années, la complexité demeure, mais le public suit toujours, cela va entrouvrir bien des portes créatives pour l’avenir du genre télévisuel, avec notamment l’apparition des « dramédies » dans le paysage audiovisuel américain.