1) L’intime et l’obscur au centre des récits

Le tournant concernant la télévision américaine a eu lieu après le succès mondial de la série Dallas à la fin des années soixante-dix. Les investisseurs rassurés n’ont pas hésité à laisser carte blanche à certains producteurs qui ont repoussé les limites du genre télévisuel. Ainsi, dès 1981, les scénaristes Michael Kozoll et Steven Bochco acceptent de réaliser une série policière à la seule condition de posséder les pleins pouvoirs. À partir d’un carcan, la série policière, ils décident de raconter ce qui les intéresse, parlent de la violence conjugale, de la délinquance juvénile, du viol. La série, Hill Street Blues, diffusée sur NBC entre 1981 et 1987, se met alors à véhiculer un discours social sur le monde, comme le fit par exemple le cinéma américain des années 30, 40 ou 50. Les films d’Howard Hawks abordaient la question des relations entre les hommes et les femmes, ceux de Hutson évoquaient la loi, la loyauté, ceux de Hitchcock la culpabilité, cette fonction cinématographique est désormais assumée par la télévision. Pour Martin Winckler, auteur du récent ouvrage « Les miroirs de la vie, histoire des séries américaines » (Le Passage, 2001), à partir des fictions héritières de modèles comme celui, mis en place par les auteurs d’Hill Street Blues, « les séries deviennent fortes grâce au mélange qu’elles créent : entre des sentiments que tout le monde partage et une expérience professionnelle, racontée par des gens qui savent de quoi ils parlent. David Milch, co-auteur avec Bochco de NYPD Blue, met dans son personnage de flic ses propres angoisses, ses propres problèmes. Il fait une série autobiographique, nourrie avec des scénarios de Bill Clark, qui est un vrai détective. La série se construit sur deux vécus personnels, l’un affectif, celui de Milch, l’autre professionnel, celui de Clark ».

Le tournant des années quatre-vingt doit cependant être relativisé par des exigences autant stratégiques qu’économiques ; ainsi, c’est le temps où les trois grand networks originels, ABC, CBS et NBC, voient leur règne menacé par les chaînes indépendantes, le câble et le magnétoscope. En 1980, 23% des foyers américains reçoivent le câble, et cette proportion double dans les cinq années qui suivent (Lochard, Soulages, 1998, p.131) L’économique vient dès lors assombrir ce que les commentateurs ont pris pour une inventivité sans faille en matière de création télévisuelle.

Ce sont les années quatre-vingt dix qui vont laisser la part belle aux dramédies réalistes aux « néo-séries »52, rassemblant de plus en plus de téléspectateurs ; désormais, cinq millions de téléviseurs, chiffre glorieux en termes d’audience dans les années quatre-vingt, doit être au minimum doublé dans les années quatre-vingt dix pour qu’un investisseur continue à promouvoir le maintien sur la grille de programme d’une série. Ainsi va commencer le bal des « prime-time », les successions, les faillites et les succès d’œuvres dont la principale originalité est de faire basculer l’intrigue du récit d’un contexte magique ou extraordinaire à un temps ordinaire et quotidien. Un temps où le héros n’est plus à l’abri du mal qui l’entoure, il peut lui aussi être contaminé. Du coup, les réflexions sur la mort se développent (Six Feet Under, Weeds), tout comme le côté « obscur » des personnages, il est devenu normal de faire d’un serial-killer le principal héros d’une série (Dexter), ou bien un policier corrompu (The Shield), voire des prisonniers violents (OZ).

Avant de revenir sur les processus de production et de diffusion de ses « dramédies », avant de sélectionner les séries télévisées à interpréter dans le cadre de notre travail, il convient d’insister sur la définition de ce « genre » récent, qui plonge le téléspectateur dans des récits refusant tout soulagement psychique pour les héros qui se démènent tant bien que mal dans un statu-quo inhérent aux attentes renouvelées des producteurs.

Notes
52.

Voir SOULEZ, G. (2004), L’esthétique sérielle propose-t-elle un art de la différence ? L’ « originalité » de Police District (M6), in P. Beylot & G. Sellier (eds), Les séries policières, Paris, L’Harmattan-Ina, 2004, pp. 381-400.