2) Un conflit à la base du schéma narratif de fiction

L’ambition de tout producteur de série est de captiver l’attention de son public. Pour cela, il faut que le spectateur s’identifie à l’action. Il est prouvé depuis longtemps que ce n’est pas uniquement par rapport à tel personnage que joue ce mécanisme, mais en regard de la totalité du « fonctionnement » du récit (Jenn, 1991).

Selon le modèle que Greimas décrit dans « Sémantique structurale », ouvrage dédié à l’organisation du récit dans les fictions, les personnages des contes se réduisent à leur fonction dramatique, alors qu’au théâtre, au cinéma ou à la télévision, ils ont une existence propre, ils sont distincts de l’action dont ils sont néanmoins en partie, les causes, et surtout ils sont complexes, c’est-à-dire susceptibles d’évoluer. Le modèle de Greimas ne décrit pas des personnages mais des fonctions du récit qu’il dénomme « actants » et qui sont des sphères d’action, d’où l’idée qu’un seul actant peut être occupé par plusieurs tenants de l’action et qu’un seul personnage peut lui-même englober plusieurs actants. Le « modèle actanciel » fait ainsi entrer en relation six sphères d’action (ou actants) : celles du sujet, de l’objet, de l’opposant, de l’adjuvant, du destinataire et du destinateur. Le sujet désire l’objet. L’adjuvant l’aide dans l’accomplissement de ce désir, tandis que l’opposant tente d’en empêcher la réalisation. Le destinateur, garant du système des valeurs établies propres au récit, va confier une mission au sujet, mission qui ne coïncide pas forcément avec le désir de celui-ci et transmettra, en fin de compte, son jugement au destinataire. Ce système possède trois axes dont le principal est celui du désir du sujet vers l’objet. Greimas en propose la traduction graphique suivante :

Les relations qu’entretiennent entre eux ces six actants correspondent pour Greimas aux modalités fondamentales de l’activité humaine : le sujet désire l’objet (domaine de la volonté), le destinateur transmet (via la relation sujet-objet) le système des valeurs au destinataire (domaine du savoir et de la loi). Le sujet, contrarié par l’opposant, est aidé par l’adjuvant (domaine du pouvoir et du conflit). De tous les actants, le seul dont le rôle ne soit pas simple à comprendre d’emblée est le destinateur. Il représente la sphère d’action où se situent ceux qui détiennent la clé du système de valeurs qui régit le récit. Par là, le destinateur peut dire qui a tort ou raison, et ce qu’il convient ou non de faire.

Chaque récit possède son propre système de valeurs : l’univers d’une série comme Les Sopranos est régi par les règles du clan mafieux dont le « boss » est le destinateur (l’oncle de Tony Soprano), celui d’Ally McBeal par les règles juridiques américaines, entrant largement en conflit avec les valeurs propres de l’héroïne. Ce modèle de Greimas est toujours viable et largement respecté par les scénaristes de fictions contemporaines à la télévision, mais il permet surtout de servir de base à la définition de l’objet « série télévisée ». Doit être considéré comme « série », un programme télévisuel de fiction, découpé en saisons annuelles de dix à vingt-cinq épisodes, reprenant le schéma des six sphères d’action, hérité du conte, du théâtre et enfin du cinéma. Cette définition diminue alors considérablement le champ de la recherche de messages à observer, a fortiori si l’on y ajoute d’autres critères de sélection des objets, qui, comme nous le verrons, tiendront au niveau de réalisme et à la forme de l’idéologie atteints par ces programmes.

Pour creuser un peu, l’étude des oeuvres fictionnelles sous l’angle greimassien conduit à remarquer que trois parmi les six actants ont un rôle prépondérant : le sujet, l’opposant et le destinateur. Difficile alors de ne pas faire le lien avec la théorie d’organisation de l’appareil psychique humain développée par Freud et qui suppose un « Ça, pôle pulsionnel de la personnalité, le Moi, instance qui se pose en représentant de la totalité des intérêts de la personne et [...] le Surmoi, enfin, qui juge et critique» (Laplanche, Pontalis, 1968, p.188). L’analogie la plus criante est entre le destinateur (qui détient le système de valeurs et juge) et le Surmoi (« qui juge et critique »). Celle qui existe entre le sujet (qui représente le moi) et l’opposant (qui est le Ça) mérite en revanche une explication. Le psychisme humain fonctionne de façon équilibrée lorsque le Moi et le Ça coexistent parce que la personne a achevé l’intégration de sa personnalité, selon les termes de Bruno Bettelheim : « Seule une personne dont le Moi a appris à puiser dans l’énergie du Ça pour réaliser ses desseins constructifs peut charger ce Moi de contrôler et de civiliser les penchants destructifs du Ça » (Bettelheim, 1976, p.120). En revanche, les pathologies se déclenchent, et les « histoires » arrivent à partir du moment où la personnalité d’un individu est mal « intégrée », c’est-à-dire lorsque les rapports entre son Moi et son Ça sont fondés sur une relation conflictuelle : il y a alors opposition systématique entre le Moi et le pôle pulsionnel. Dans cette conception, tout récit, si on le réduit à ce noyau élémentaire, revient à raconter comment la question posée par le héros trouve sa réponse, au travers des péripéties d’un conflit avec le Ça et d’un arbitrage par le Surmoi.

Ainsi, ce schéma réduit chaque histoire au fonctionnent affectif de base auquel s’identifie le spectateur. Cette identification peut s’étendre à la totalité de la structure du récit lorsqu’elle lui offre, selon Greimas « un miroir de sa propre âme » ; et, de ce point de vue, l’adulte assistant au spectacle d’une action dramatique de fiction a bien des points communs avec l’enfant qui écoute un conte de fées, car ces histoires, « en utilisant sans le savoir le modèle psychanalytique de la personnalité humaine [...], adressent des messages importants à l’esprit conscient, préconscient et inconscient, quel que soit le niveau atteint par chacun d’eux. Ces histoires qui abordent des problèmes humains universels, et en particulier ceux des enfants, s’adressent à leur Moi en herbe et favorisent son développement tout en soulageant les pressions préconscientes et inconscientes. Tandis que l’intrigue du conte évolue, les pressions du Ça se précisent et prennent corps, et l’enfant voit comment il peut les soulager tout en se conformant aux exigences du Moi et du Surmoi » (Greimas, 1966, p.18).