3) Entre évasion et addictions : les séries les plus récentes

Depuis le début des années 2000, les séries se succèdent à un rythme effréné. Difficile en effet de pouvoir tenir à jour le catalogue des nouveaux produits mis sur le marché tant ceux-ci se bousculent à l’entrée des chaînes et des foyers. Si l’audience ne suit pas, la série s’arrête brutalement, si elle progresse, la série sera immédiatement concurrencée par d’autres, qui reprennent souvent le même concept, la même idée de départ. Le succès d’une série comme Urgences, a créé dans son sillon une dizaine de séries médicales, comiques (Scrubs), dramatiques (Nip/Tuck) ou romantiques (Grey’s Anatomy). La série de départ regroupait l’ensemble de ces caractéristiques, sa complexité était à l’origine de sa popularité et de son côté plus esthétique, tandis que les séries plus « formatées » qui ont suivi, ont exploité la formule « série médicale ».

Il en va souvent ainsi dans l’univers des séries, des créateurs inventent un concept attractif de fiction, souvent refusé par les chaînes pendant quelques années, et quand enfin leur produit est diffusé, s’il rencontre le succès, le marché va immédiatement s’emparer des situations du produit pour former un groupe de nouvelles séries, calquées sur la première. Ce fut le cas de la série West Wing, dont nous reparlerons puisqu’elle traite de la Maison-Blanche et des institutions politiques américaines. Le fort audimat rencontré donnera naissance à d’autres séries politiques, comme Commander in Chief ou Over there. La série Ally MacBeal lancera, elle, une dizaine de programmes consacrés à la fonction juridique (Boston Law, Boston justice) ou à des héros hauts en couleurs, marginaux, rejetés par le système social (Ugly Betty, qui raconte l’histoire d’une jeune femme très laide qui travaille dans le monde de la mode, ou Everybody Hates Chris, qui parle d’un jeune noir souffre-douleur de ses proches, le tout sur un ton comique). Des séries sont aussi assemblées en mélangeant plusieurs concepts qui ont fait leurs preuves. Il en est ainsi pour Desperate Housewives, où des mères de familles américaines s’ennuient dans des banlieues chics, qui tient à la fois d’Ally MacBeal justement, pour sa fantaisie, des Sopranos, pour le côté dépressif de ses héros ou pour les costumes de « banlieusards », ou bien encore de Sex and the city pour les personnages féminins et le récit de leurs vies amoureuses et sexuelles. Dans ce cas, la série a même dépassé l’audience des programmes dont elle s’est inspirée, démontrant bien l’ingéniosité des producteurs quand il s’agit de mettre sur pied un produit médiatique qui « marche ».

Les séries policières, selon la même formule, se suivent et se ressemblent. La plus récente, « Les Experts », est un tel succès qu’il existe désormais trois séries intitulées de la sorte, chacune se déroulant dans une partie des Etats-Unis (Las Vegas, Miami, New York), et déployant force stéréotypes pour « implanter » les séries dans le décor (la forte chaleur pour Miami, le jeu, les casinos pour Las Vegas, les bibliothèques pour New York). Ce sont elles qui regroupent le plus de spectateurs à travers le monde ; la simplicité des intrigues, le poids des « détails », la courte durée des épisodes (en vingt minutes, les crimes sont résolus à grands renforts de techniques scientifiques) semblent convenir autant à ceux qui se divertissent qu’à ceux qui les lancent sur le marché. Pour vingt minutes d’épisode, on compte jusqu’à dix minutes de publicité, avant, pendant et après la série, les formats de quarante ou cinquante-deux minutes proposent environ le même temps de publicité. Les formats courts sont donc les plus rentables et ils se sont multipliés ces dernières années.

De plus, afin qu’il y en ait pour tous les publics, chaque minorité ethnique ou sexuelle possède sa propre série, c’est une tentative de faire correspondre la carte des communautés à celle des programmes, l’exemple le plus frappant est peut-être celui de The L Word, série qui traite de l’homosexualité féminine, et qui a fait la fortune de la chaîne Showtime qui l’a produite. Le phénomène est tel que la série sert de bannière à la « cause » lesbienne, mais, bien que les tabous soient remis en cause, difficile de ne pas noter l’utilisation de l’image d’une partie seulement de la population pour faire une série rentable. Les héroïnes de la série sont toutes très aisées financièrement, reconnues, sophistiquées, en accord avec leur sexualité, ce qui ne correspond pas vraiment a priori à la vérité de ce que vit la communauté lesbienne dans la réalité.

Cette série rassure. L’image qu’elle reflète permet à ceux et celles qui la regardent de se confronter à un idéal, et cela même si les héroïnes sont névrosées ou narcissiques. Car il s’agit bien là du paradoxe scénaristique mis en oeuvre par ces fictions. Le monde à l’écran est souvent déformé, partiel, idéalisé, mais les états psychologiques, eux, sont en majorité dégradés, régressifs, égoïstes, contradictoires (Lost, qui montre des hommes et des femmes livrés à eux-mêmes sur une île presque déserte, et Weeds, où une mère célibataire doit vendre de la drogue pour élever ses enfants). Le mélange est savamment dosé, le spectateur s’évade, mais il se retrouve aussi confronté à ses propres doutes, sa propre intimité. Il est face à un divertissement très construit qui le pousse à connaître la suite des aventures des héros d’épisode en épisode, et en même temps il nourrit ses propres craintes et aspirations psychologiques à travers les tourments de ceux qui vivent par écrans interposés. Les séries récentes demandent une véritable concentration de la part de ceux qui les regardent, elles sont faites pour accrocher le spectateur, à la fois pour des raisons esthétiques, pour produire des séries de plus en plus intelligentes et créatives, mais aussi, et surtout pour des raisons économiques ; la disponibilité des esprits n’en est que potentiellement plus grande.

Pour le psychanalyste Serge Tisseron, nous « régressons » en regardant la télévision, et notamment la fiction télévisée, nous cherchons à retrouver la vision de situations que le passé ne peut plus faire revenir, pour retrouver notre « position de fœtus » en nous immergeant à l’intérieur des images et des récits, en renouant avec l’ « illusion » que nous sommes dans le ventre de notre mère. Plus l’identification est forte, plus le sentiment de régression aussi, plus les images qui simulent le monde réel sont « réalistes », plus nos relations avec elles sont intenses (2003, pp.163-164).

Les séries américaines provoquent un sentiment « addictif » à partir d’une construction orientée entre esthétisme et logiques commerciales de divertissement. Le nombre de séries augmente, les spectateurs passent de l’une à l’autre selon leur appartenance ethnique, religieuse (série protestante comme 7 à la maison, série musulmane comme La petite mosquée dans la prairie au Canada) ou professionnelle.

Ceux qui produisent ces séries connaissent la propension des spectateurs à se réfugier dans le divertissement, ils misent aussi sur cette attitude pour les maintenir dans cet état addictif, et gagner de l’argent, augmenter la rentabilité de leurs produits (les DVD issus des séries télévisées sont ceux qui se vendent le plus, et le plus rapidement d’après les résultats annuels de l’entreprise Warner Bros en 2005). Ils cherchent aussi à poursuivre ces bénéfices, ils ont intérêt à ce que les spectateurs les laissent gagner de l’argent, à ce que leur esprit soit mobilisé ailleurs que dans les logiques commerciales à l’œuvre dans le marché télévisuel.

Y a-t-il alors une relation entre la configuration, la production des produits culturels et leurs contenus ? Qui sont les décideurs, les détenteurs du pouvoir économique imposant la durée de vie des programmes fictionnels à la télévision ? Quels liens entretiennent-ils avec le pouvoir politique ? Existe-t-il un rapport entre la composition des conseils d’administration des producteurs-diffuseurs de séries américaines et l’absence de politique à l’intérieur de ces programmes ? Le politique est-il sciemment retiré des fictions télévisuelles dites « réalistes » ? Commençons par entrer plus en détail dans l’analyse institutionnelle des grands groupes qui mettent les séries à l’écran avant de présenter les étapes de production de ces séries à sélectionner pour notre travail.