Constituées d’hommes d’affaires influents et de spécialistes économiques et politiques que l’on retrouve aux commandes de groupes aux activités aussi variées que la finance, l’agro-alimentaire, la production d’armes ou de pétrole, les entreprises qui jouent le rôle de producteur ou de diffuseur de séries télévisées, parfois les deux en même temps, sont souvent inconnues du grand public. Ce dernier n’achète, ne consomme que le produit fini, celui qui est le plus directement disponible à l’écran ou dans les magasins. Il nous paraît peu pertinent d’étudier un message médiatique sans en avoir précédemment présenté les fabricants, et pas seulement les fabricants artistiques qui participent à la création de chaque œuvre de fiction, ou bien même les producteurs exécutifs, qui ne sont pas placés à l’origine de l’investissement.
Ceux qui intéressent notre recherche sont à la tête de multinationales (américaines pour la création et la diffusion ; françaises, pour la diffusion), présidents et administrateurs, dont les fonctions dans d’autres dynamiques professionnelles méritent d’être relevées pour rendre compte de la complexité réelle des enchevêtrements, des interpénétrations, de la concentration manifeste entre les sphères politiques, économiques et culturelles. La série télévisée américaine devient ainsi un produit comme n’importe quel autre ; en témoignent les nombreuses activités développées ou agréées par ces grands groupes commerciaux
Mais est-ce que les producteurs de séries sont animés uniquement d’une logique commerciale lorsqu’ils mettent sur le marché un nouveau produit télévisuel ? Si c’était le cas, ils utiliseraient par exemple le succès d’une série politique comme The West Wing,/A la Maison-Blanche pour inonder le petit écran de programmes politiques. Ils pourraient tout aussi bien cloner à tout va le talk-show politique au succès retentissant de Jon Stewart sur Comedy Central53
Les rares programmes de fiction touchant directement aux institutions politiques sont apparus sur les écrans américains grâce à la réputation de leurs créateurs originaux, et non par une quelconque volonté politique des chaînes de télévision. The West Wing a été conçue par Aaron Sorkin, un scénariste à succès qui a longtemps bataillé avant de faire accepter son pilote de série par NBC. La chaîne ne croyait pas du tout à ce programme qui met en scène les conseillers politiques d’un président démocrate ayant décroché un prix Nobel d’économie. Lancée en 1999, juste avant la gigantesque vague de succès des séries, le pilote de The West Wing ne bénéficie pas de la couverture classique en publicité que propose NBC pour ses nouvelles séries. Les producteurs ne pensaient pas non plus qu’une série politique puisse trouver un public, aussi pédagogique soit-elle. Celle-ci a finalement duré sept saisons, avec des scores d’audimat dignes des grandes séries de la chaîne, et n’a connu qu’une réplique « républicaine » (Commander in Chief, par ABC, dont la diffusion a été suspendue en début de deuxième saison).
Depuis, les fictions se déroulant dans le milieu politique ont disparu des écrans américains. Constituaient-elles alors un accident audiovisuel ou bien une marque de la contradiction qui animent les concepteurs et les producteurs de séries ? Difficile de répondre, tant les motivations des chaînes sont initiées dans les conseils d’administration et filtrent rarement de leurs murs. Nous avons pu néanmoins reconstituer les organigrammes de décision des grandes chaînes qui produisent ou diffusent les principales séries américaines récentes. Nous avons ainsi complété les travaux qui allaient en ce sens54 à partir de recherches menées principalement par le biais d’Internet (nos principales sources en dehors de notre propre investigation viennent des sites : www.cjr.org/resources , http://www.mediachannel.org/ et utangente.free.fr/index2.html ).
The daily show, présenté par le comédien Jon Stewart est consacré à l’actualité politique nationale et internationale. L’émission tourne en dérision les hommes et les femmes politiques avec beaucoup de culot, et la plupart d’entre eux viennent d’ailleurs sur le plateau pour un débat de cinq minutes sans « langue de bois ». Le succès d’audience de l’émission, notamment chez les jeunes, ne provoque aucun changement de programmation dans les grilles audiovisuelles des grandes chaînes américaines, qui accusent Jon Stewart d’influencer négativement son public, en soulignant les grands défauts de la politique américaine. Comedy Central, qui diffuse l’émission est une chaîne qui produit régulièrement des programmes satiriques, mais c’est la première fois qu’elle met ainsi en avant un talk-show politique.
GEUENS, G. (2003), Tous pouvoirs confondus, Etats, Capital et Médias à l’ère de la mondialisation. EPO, 471p.