C) Le cas particulier d’HBO

« Il n’y a pas de débat : cette année, HBO nous a offert une production qui ressemblait à un mini âge d’or de la télévision », constatait le New York Times Magazine, il y a quelques années (le 15 décembre 2001). Trente ans après sa création, Home Box Office, la chaîne de cinéma à péage qui a inspiré Canal+, a terminé l’année plus en forme que jamais. Mais là où HBO signe sa réussite, ce n’est pas tant dans le cinéma, sa vocation première, que dans un palmarès de séries « maison » à donner le vertige aux directeurs de programmes des autres grandes chaînes américaines. Il faut dire que le cru 2001 des séries d’HBO se lit, pour les commentateurs, comme une litanie d’événements cathodiques. Au printemps, Six Feet Under déclenchait un véritable électrochoc au niveau de l’audimat (25 millions de téléspectateurs en moyenne, et cela dès le premier épisode).

Parmi les productions de l’année écoulée, on peut aussi noter Curb Your Enthusiasm, qui sonde, caméra au poing, les dessous d’Hollywood, àtravers le regard sans scrupule de Larry David, le producteur de Seinfeld. À cet aperçu non-exhaustif du millésime 2001 s’ajoutent les séries plus anciennes et désormais incontournables qui continuent à drainer des millions de téléspectateurs devant leur écran : The Sopranos, sacrée par le magazine Rolling Stone « événement majeur (cette année) de ce machin qu’on appelle la télévision », ou Sex and The City, qui attaquera sa cinquième saison en février. « Ces deux séries ont fait exploser l’audience de la chaîne. Depuis leur lancement, il y a trois ans, nous avons gagné un million d’abonnés par an », précise Michelle Boals, l’une des porte-parole de la chaîne. Devant ce qui ressemble à un véritable cas d’école, tous les médiologues de s’interroger : où, quand, comment HBO a-t-elle atteint une telle virtuosité en matière de production de fictions ?

À écouter les frustrations des chaînes concurrentes, la réussite d’HBO tiendrait surtout à l’absence de coupures publicitaires, au langage salé des personnages, assaisonné de nombreuses scènes à connotations sexuelles. Mais les pontes désabusés des networks oublient de reconnaître quelques points essentiels. D’abord, si la chaîne a atteint ce niveau d’excellence, c’est parce qu’elle n’avait pas le choix. « Pendant les années 80, quand les magnétoscopes se sont démocratisés et que le marché des vidéos s’est développé, il nous a fallu trouver d’autres moyens de créer une valeur ajoutée pour notre public », explique Michelle Boals (citée par le magazine américain Rolling Stone dans son numéro de février 2002, intitulé HBO Success). L’effort d’HBO s’est porté prioritairement sur le choix des sujets : des thèmes polémiques qui appréhendent la société contemporaine avec un réalisme qui fait mouche. Rolling Stone n’hésite pas à affirmer que « l’Amérique voit dans le personnage de Tony Soprano le reflet de ses propres conflits moraux ». Les scénaristes de la chaîne sont également passés maîtres dans l’art de jongler avec le voyeurisme, l’humour et la violence, sans dévoyer le fond narratif. Ainsi, toujours à propos des Sopranos, Rolling Stone souligne-t-il que, lorsque la violence du show s’intensifie, c’est « parallèlement à la complexité psychologique des personnages » (ibid).

Avec des moyens de production pléthoriques, HBO démontre aussi que la « faim » justifie les moyens. La chaîne n’a pas hésité à investir 120 millions de dollars dans les dix épisodes de Band of Brothers, un remake du film de Steven Spielberg Il faut sauver le soldat Ryan. Mais HBO prend surtout une longueur d’avance sur ses concurrents dans le marketing de ses programmes. D’une part, le choix d’acteurs reconnus en tête d’affiche (James Gandolfini pour The Soprano, acteur « culte » Outre-Atlantique, ou bien Tom Hanks, producteur et réalisateur pour Band of Brothers). De l’autre, des saisons courtes (dix à douze épisodes par saison), ce qui donne aux scénaristes le temps de mieux préparer les intrigues et les dialogues au lieu d’en abattre des quantités industrielles dans la précipitation.

Selon un article du New York Times Magazine, paru le 15 décembre 2001, « HBO a été la première chaîne à réaliser que les séries télé seraient meilleures si on ne forçait pas une équipe à produire vingt-deux épisodes tous les six mois. [...] Même les meilleures séries des networks, comme le Twin Peaks de David Lynch, finissent par sortir de leurs rails sous la pression des quotas marketing ». 

Il convient d’ailleurs de rappeler à ce propos l’abandon soudain de la série Ally MacBeal pour les mêmes raisons de résultats, de manque de renouvellement et de fatigue des équipes d’écriture, après quatre saisons passées au sommet du « box-office ». Grâce à ce parti pris de la rareté, la chaîne orchestre la promotion de chaque nouvelle saison comme celle d’un happening télévisuel impératif, ce que le site Salon.com entend appeler de la « must-see TV ». « Nous nous efforçons de créer des rumeurs autour de nos séries. Par exemple, il est très important que nos séries soient critiquées dans les magazines télé, estime Michelle Boals. Ceux qui n’ont pas HBO ont alors l’impression de rater quelque chose ». Voilà ce que nous pouvions dire à propos des produits « séries américaines », après avoir décrit les caractéristiques des producteurs qui mettent de telles séries sur le marché selon des impératifs de rentabilité (la série est un format en vogue) et d’audience (si possible dans le monde entier en rendant « lisible » le produit par tous). Il convient dans le chapitre suivant de sélectionner parmi l’ensemble des programmes disponibles sur le petit écran, les quatre séries télévisées qui nous serviront d’objets d’analyse dans le cadre de notre travail. Cette sélection doit suivre une méthodologie bien précise avant de permettre une interprétation des données politiques et sociales mises en scène par les scénaristes et producteurs.