Chapitre 4. La sélection des séries à interpréter

Des résultats d’audience au mode « réaliste », à proprement parler, du déroulement des intrigues de la série, venons-en au choix de quatre grandes séries à interpréter, chaque programme devant aussi représenter un « genre » particulier de la fiction télévisée moderne.

A) Les critères de filtrage: disponibilité, succès et réalisme

Si l’on observe la grille des programmes de la télévision française, publique, privée, hertzienne, au début de d’année 2004, douze séries américaines s’inspirant de la réalité sociale sont présentes, importées des chaînes américaines où elles avaient connu un succès massif, marque d’espérance de rentabilité pour leur arrivée en France. Ces douze séries sont :

  • Six Feet Under, créée par Alan Ball, saison 1, diffusée le dimanche sur Canal Jimmy, 20h45.
  • Sex and The City, créée par Darren star, saison 3, diffusée le dimanche sur Téva, 23h30.
  • NYPD Blue, créée par David Milch et Steven Bochco, saison 8, le dimanche sur Canal Jimmy, 21h45.
  • OZ, créée par Tom Fontana, samedi et dimanche sur Série Club, 22h30.
  • Law and Order (New York District), créée par Dick Wolf, le vendredi sur 13ème Rue, 20h45.
  • Friends, créée par Kevin S. Bright, saison 7, la semaine sur France 2 à 18h ; saison 8, le mercredi sur canal Jimmy, 23h15.
  • New York 911, créée par John Wells, saison 2, le vendredi sur France 2, 22h45.
  • The Practice, créée par David E. Kelley, le jeudi sur Série Club, 22h25.
  • Ally McBeal, créée par David E. Kelley, saison 1, le jeudi sur M6, 23h15 ; saison 5, la semaine sur Téva, 00h20.
  • The West Wing, créée par Barry Levinson, le dimanche sur Série Club, 23h30.
  • The Sopranos, créée par David Chase, le dimanche sur Canal Jimmy, 23h00.
  • Thirtysomething, créée par Marshall Herskovitz et Edward Zwick, la semaine sur Paris Première, 18h.

C’est en premier lieu pour des raisons matérielles qu’il convient de se tourner de prime abord vers ces séries, puisque leur disponibilité n’en est que plus grande, autant en termes de recueil des données, que de libre accès pour visionnage, mais aussi pour des raisons d’effectivité, puisque ce sont les séries les plus regardées aux Etats-Unis qui sont susceptibles d’être rachetées par la télévision française, et la forte audience internationale est un critère de sélection raisonnable pour des objets dont l’analyse doit souligner la contribution au stock de représentations du monde des spectateurs, amenés à construire une opinion politique sur le réel.

En début d’année 2007, lorsque nous commençons la rédaction de cette Thèse, il convient de noter que le service public a décidé de diffuser la série The West Wing et la série Les Sopranos sur les chaînes France 2 (Un épisode de l’un ou de l’autre le vendredi soir juste avant minuit) et France 4 (à partir de 20h50, 2 ou 3 épisodes de l’une ou l’autre des séries le samedi, avec rediffusion le mardi dans la nuit et le dimanche dans l’après midi). À retenir aussi la multi-diffusion de la série Friends sur les chaînes du câble AB1 (quatre à cinq épisodes chaque jour, huit pendant le week-end) et RTL9 (quatre épisodes en fin de matinée du lundi au vendredi), ainsi que la place et le succès de nouvelles séries sur Canal+ (Desperate Housewives notamment, ou bien encore The Shield ou DeadWood).

Au critère de succès télévisuel doit venir s’ajouter celui du réalisme comme contexte et comme idéologie. Par réalisme, il ne faut pas entendre « reproduction de la réalité », parce que les fictions que nous tentons d’analyser laissent de côté bon nombre de faits sociaux -c’est ce que nous avons constaté dans la première partie de notre mémoire de maîtrise à partir des sondages Gerbner recensant les communautés d’individus présentes dans les séries hebdomadaires de la télévision américaine, recensement qui sera résumé au début de notre troisième partie- , mais plutôt comme reproduction du sens dominant de la réalité.

Les traits de cette réalité sociale dominante ont été décrits par Marion Jordan en 1981, lors de l’étude qu’elle a menée sur la série anglaise Coronation Street : « Briefly the genre of social realism demands that life should be presented in the form of a narrative of personal events, each with a beginning, a middle and an end, important to the central characters concerned but affecting others in only minor ways ; that the resolution of these events should always be in terms of the effects of personal interventions ; that characters should be either working-class or of the classes immediately visible to the working classes (shopkeepers, say, or the two-man business) and should be credibly accounted for in terms of the « ordinariness » of their homes, families, friends ; that the locale should be urban and provincial (preferably in the industrial north) ; that the settings should be commonplace and recognizable (the pub, the streets, the factory, the home and more particulary the kitchen) ; that the time should be the « present » ; that the style should be such as to suggest an unmediated, unprejudiced and complete view of reality ; to give, in summary, the impression that the viewer has spent some time at the expense of the characters depicted » (Jordan, in Fiske, 1990, p.23).

Bien que plus portées sur les « middle-classes » américaines et un « psychologisme » diffus, les séries exposées plus haut reprennent à leur compte cette liste d’éléments, en proposant toutefois une approche a priori critique du réalisme dans lequel évoluent les personnages, à l’instar de la majorité des fictions disponibles sur les chaînes de télévision. C’est dans l’analyse des messages que nous insisterons sur la volonté des auteurs/producteurs de ces programmes à dénoncer les méfaits de la société sur les individus, à souligner les paradoxes et les absurdités du monde contemporain, en créant des héros en lutte avec ce quotidien, des anti-héros plutôt, qui ont fait de la société leur opposant, le principal obstacle qui les empêche d’accéder au bonheur. L’ironie est à son comble quand on s’aperçoit aujourd’hui que ce type de discours « critique », mais adapté pour la télévision, se généralise et devient consensuel, idéologique, voire la source d’un conformisme teinté de renoncement face au statu quo.

Il paraît cependant vain de se pencher sur l’étude de la totalité des séries envisagées, c’est pourquoi il s’agit de ne retenir que les plus représentatives, à savoir les séries les plus regardées, les plus complexes au niveau de la narration et des modèles actanciels déployés, et enfin les plus critiques, mettant en scène, parallèlement à une conflictualité psychique latente chez les personnages principaux, l’impossibilité pour ces derniers d’envisager un avenir meilleur et serein. Il convient aussi que ces séries soient terminées sur le plan de la production afin d’en posséder une vision globale, de pouvoir en parler en connaissant pleinement leurs sujets, avec le recul nécessaire.

En laissant les héros à l’abandon, les producteurs de fictions peuvent faire défiler un nombre élevé d’épisodes sans véritablement renouveler l’intrigue, et ainsi poser la société comme seule coupable des malaises ressentis à l’écran, ils s’engagent alors dans un choix « politique » de « traitement » de la réalité selon les termes de John Fiske pour qui le choix d’un mode de réalisme est un choix idéologique et politique en lui-même (Fiske, 1990). Au final, quatre séries rassemblent ces caractéristiques : Ally McBeal, The West Wing, The Soprano et Friends Avant de nous intéresser aux méthodes utilisées pour observer les messages implicitement politiques contenus dans ces quatre fictions, ce qui reviendra notamment à définir précisément ce que nous entendons par « politique », il convient de rendre compte de ce qui touche à la production et à l’audience de nos lauréats.