B) Quand l’audience entre en jeu

Il semble difficile de ne pas relier l’ensemble des efforts réalisés au niveau économique dans le cadre des techniques de production des fictions américaines, lourdes aujourd’hui, comme nous venons de la voir, avec les résultats, l’audimat, le nombre de téléspectateurs qui se fidélisent à ce type de productions. Il paraît donc nécessaire de s’attarder sur les chiffres recueillis auprès des instituts de mesure de l’audience américaine, peu conciliants dans la remise de documents précis sur la question. Afin de mieux s’installer dans le questionnement suivi jusqu’à présent, voici d’abord un tableau complétant le schéma disponible en annexes et représentant le nombre de récepteurs de télévision pour 1000 habitants en 2002 (l’occident dépassant largement le nombre de 500 postes) et précisant pour l’année 2000 le nombre d’heures passées par le téléspectateur de chaque pays devant la télévision au cours d’une journée.

Ce tableau élaboré par Médiamétrie (www.mediametrie.fr) donne à voir le cas spécifique de la France pendant l’année 2005, et distingue selon que le spectateur est le foyer lui-même, le récepteur restant allumé au gré du va-et-vient des membres de la famille (5h24 minutes), ou bien une cible particulière (3h24 de télévision pour les 15 ans et plus, 3h16 pour la fameuse ménagère de moins de cinquante ans dont on cerne plus aisément le poids économique). Médiamétrie/Eurodata font remarquer par ailleurs que, pour une moyenne de trois heures de télévision en moyenne journalière pour un Français, un Américain en consomme une heure de plus, voire deux pour les enfants et adolescents ; le Royaume-Uni et l’Espagne passent 3h30 devant le poste, et la Suède remportant la palme européenne du plus petit temps d’absorption de contenus télévisuels, avec 2 heures et 20 minutes par jour. Ce sont a fortiori les pays qui comptent le plus de postes et dont les téléspectateurs passent le plus grand nombre d’heures devant cet écran qui produisent des séries télévisées nationales à grande échelle, et à but d’exportation pour plus de rentabilité des produits.

L’auditoire américain des « soap opera » et des séries, réalistes ou non, contient environ cinquante millions de personnes, et représente désormais un milliard de dollars de revenus pour les trois réseaux commerciaux des Etats-Unis (NBC, ABC, CBS), et 1/6 des profits des autres réseaux télévisés (dont HBO). Les grandes séries françaises, sur TFI notamment, sont en mesure de rassembler 10 millions de personnes ; c’est le cas notamment de fictions « grand public » comme Navarro, Julie Lescaut ou Le juge est une femme, France 2 devant se contenter d’un score honnête pour ses séries policières du vendredi soir (de 3 à 6,6 millions de téléspectateurs pour PJ, La crim’ ou Boulevard du palais) et d’un résultat brillant pour ses feuilletons (8 millions de téléspectateurs pour L’Instit, Rastignac) ; quant à M6, grande « prêtresse » des 15-34 ans, elle peut miser sur 3 ou 4 millions de téléspectateurs pour sa Trilogie du samedi soir, ainsi que pour les grandes séries de la semaine (Ally McBeal, Once and again). Le bon résultat de France 3 se résume au feuilleton du samedi, Docteur Sylvestre ou bien encore Louis la brocante, avec 5 millions departs de marché.

Tableau 7 :Durée d'écoute par individus de la télévision en France (en minutes) (Jour moyen Lundi-Dimanche (3H-3H).
  janv-00
du 03/01/05 au 30/01/05
févr-00
du 31/01/05 au 27/02/05
mars-00
du 28/02/05 au 02/04/05
avr-00
du 03/04/05 au 30/04/05
mai-00
du 01/05/05 au 28/05/05
juin-00
du 29/05/05 au 02/07/05
juil-00
du 03/07/05 au 30/07/05
août-00
du 31/07/05 au 03/09/05
sept-00
du 04/09/05 au 01/10/05
oct-00
du 02/10/05 au 29/10/05
nov-00
du 30/10/05 au 03/12/05
déc-00
du 04/12/05 au 31/12/05
2000
du 03/01/05 au 31/12/05
FOYER 340 334 334 324 310 315 298 271 325 336 354 343 324
INDIVIDUS DE 4 ANS ET + 206 203 200 196 183 186 177 160 192 200 215 210 193
INDIVIDUS DE 15 ANS ET + 217 213 212 204 194 197 186 167 204 213 226 220 204
INDIVIDUS DE 15-49 ANS 179 174 176 174 164 171 158 144 179 180 187 181 173
INDIVIDUS DE 15-34 ANS 160 161 161 161 148 160 147 135 163 161 166 160 157
ENFANTS DE 4-14 ANS 134 144 134 145 120 121 125 115 117 127 144 150 131
MENAGERES - 50 ANS 209 202 202 199 192 187 173 157 203 212 220 207 196
INDIVIDUS DE CSP + 166 158 158 151 148 147 131 118 161 158 164 158 151

Source Médiamétrie. 2005

Envisageons maintenant l’audience des quatre séries retenues dans le courant de cette seconde partie. Les archives du box-office « MOJO » donnent épisodiquement le résultat des quarante meilleurs scores obtenus par des programmes de télévision; à la suite donc et à titre d’exemple, nous avons inséré les chiffres disponibles de Janvier 2002 (www.boxofficemojo.com), plaçant Friends en première place, avec presque trente millions de spectateurs, et cela depuis le début de la diffusion de la huitième saison en octobre, Ally McBeal en sixième place, avec 21 millions de téléspectateurs, mais il s’agissait de la rediffusion du dernier épisode officiel de la série qui s’arrête justement pour cause de baisse d’audience (la série réunissait depuis quatre ans environ 14 millions de personnes chaque semaine, la dernière saison, ils n’étaient plus que six millions), et The West Wing en neuvième position (22 millions de téléspectateurs en moyenne). The Sopranos est absente des grilles de programmes pour cause de préparation de la dernière saison diffusée prochainement, là encore, la saison précédente a bénéficié d’une moyenne de 20 millions de téléspectateurs selon MOJO. On peut remarquer aussi le très bon score d’audience d’Urgences (ER), qui dépasse régulièrement la barre des 20 millions, mais qui n’est pas diffusée en France actuellement.

En comparaison, Ally McBeal sur M6 obtient ces semaines 2 millions de moyenne de téléspectateurs mais en fin de soirée (23h15), contre 4 millions lors des « prime-time » de l’année passée ; Friends est regardé par 2,5 millions de téléspectateurs sur France 2 chaque jour, The Sopranos et The West Wing étaient choisis par 2 millions de personnes le dimanche soir (le score est identique aujourd’hui sur leur diffusion respectivement sur Canal Jimmy et Série Club, ces deux chaînes du câble, selon le site www.mediametrie.fr/mediacabsat/ ).

Tableau 8: Meilleures audiences à la television américaine pour la semaine du 14 au 20 janvier 2002. Source: Institut Média Nielsen.
TW LW Title Day Time Net. Rating* Share^ Viewers
1 2 Friends Thu 8:00PM NBC 17.5 27 29,235,000
2 - AFC Divisional Playoffs: Oak. at N.E. (S) Sat 8:05PM CBS 17.4 29 28,723,000
3 1 ER Thu 10:00PM NBC 16.8 27 26,142,000
4 - CSI Thu 9:00PM CBS 14.9 22 24,073,000
4 - Golden Globe Awards (S) Sun 8:00PM NBC 14.9 23 23,451,000
6 6 Ally McBeal Wed 10:00PM FOX 14.0 24 21,173,000
7 5 Everybody Loves Raymond Mon 9:00PM CBS 13.4 20 21,062,000
8 9 Will & Grace (R, S) Thu 8:30PM NBC 12.8 19 20,308,000
9 9 The West Wing Wed 9:00PM NBC 12.5 19 19,053,000
10 16 JAG Tue 8:00PM CBS 11.8 18 18,116,000
11 13 Becker Mon 9:30PM CBS 11.6 17 17,647,000
12 11 Will & Grace Thu 9:00PM NBC 11.1 17 17,601,000
13 14 Law & Order: SVU Fri 10:00PM NBC 10.8 19 16,032,000
14 - Fox NFC Playoff Post-Game Show (S) Sun 7:25PM Fox 10.6 18 16,853,000
15 16 Just Shoot Me Thu 9:30PM NBC 10.0 15 15,519,000
15 15 Judging Amy Tue 10:00PM CBS 10.0 17 14,360,000
17 6 60 Minutes Sun 7:00PM CBS 9.7 16 13,744,000
17 - First Monday (P, S) Tue 9:00PM CBS 9.7 14 14,488,000
19 19 King of Queens Mon 8:00PM CBS 9.5 15 14,842,000

Traduction des abréviatioins: TW= classement actuel, LW= ancien classement, Titre de l’émission, Jour de diffusion, Nom du network qui diffuse l’émission, Rating= Chque point correspond à 1,022,000 ménages qui regardent cette emission, Share= pourcentage de ménages qui regardent la television au meme moment, Viewers=nombre total de spectateurs.

Si l’Espagne et la Suède sont comme la France, grandes consommatrices de séries américaines, il fallait sortir du cadre occidental pour précisément cerner le potentiel international des objets analysés ici. La série Friends, produite par NBC est diffusée comme son aînée Urgences, ou de son nom anglais ER, dans plus de 66 pays :

États-Unis, Argentine, Autriche, Australie, Bahamas, Barbades, Belgique, Bolivie, Botswana, Brunei, Brésil, Bulgarie, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Chypre, République Tchèque, Slovaquie, Danemark, Equateur, Salvador, Grande-Bretagne, Fidji, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Guatemala, Hollande, Hong-Kong, Hongrie, Islande, Israèl, Italie, Jamaïque, Japon, Kenya, Corée, Luxembourg, Malaisie, Mexique, Nouvelle Zélande, Nicaragua, Norvège, Panama, Paraguay, Pérou, Philippines, Pologne, Puerto Rico, Roumanie, Arabie Saoudite, Singapour, Namibie, Afrique du Sud, Espagne, Suède, Suisse, Taiwan, Tanzanie, Turquie, Ouganda, Uruguay, Venezuela, Yougoslavie, Zimbabwe, Thaïlande.

Il serait évidemment intéressant de posséder les chiffres d’audiences qui comptabiliseraient non pas le nombre de récepteurs allumés, mais plutôt le nombre de récepteurs par communautés politiques (républicains, démocrates), ou bien religieuses, ou sociales (selon les origines linguistiques, voire de couleur, afro-américains, hispaniques), mais les enquêtes à ce sujet ne semblent pas être actuellement l’axe de recherche favori des universitaires américains travaillant sur les médias ; il l’a été par le passé, mais la configuration ethnique a évolué, « l’hispanisation », comme dirait George Walker Bush, transforme en profondeur la culture américaine moderne.

Nous avons néanmoins essayé de connaître précisément l’implication des lois économiques dans le processus de production et de diffusion des séries télévisées américaines. Bien sûr, notre « naïveté » nous pousse à espérer retrouver dans la production une place de choix pour l’artistique et la créativité, mais la réalité des affaires laisse entrevoir un spectre moins réjouissant, celui de l’architecture financière, de la rentabilité à la télévision, des multinationales y puisant sans relâche, pour ne pas citer Vivendi-Universal ou TimeWarner-Aol (voir analyse institutionnelle).

Les séries américaines sont des enjeux commerciaux « classiques » a priori, sauf qu’ils interviennent dans la réalité médiatique, qui propose, elle, à ceux qui la regardent une réalité des rapports sociaux médiatisée par des images. Debord parle d’une « vision du monde qui s’est objectivée » (1992, p.17). Dès lors, cette réalité médiatique et les séries qui en font partie ne doivent pas être considérées comme de simples objets commerciaux à l’œuvre dans la réalité extérieure, mais bien comme participant à l’objectivation d’une vision du monde, vision susceptible de structurer ou contribuer à la formation des jugements, et notamment du jugement sur le politique des individus, des spectateurs.