A) L’apolitisme, une règle générale

La politique, au sens institutionnel du terme, est largement évacuée du décor, des intrigues, des scénarios fictionnels à la télévision. Sur les quatre séries retenues lors de notre sélection, une seule d’entre elles se place directement dans le milieu politique professionnel, tandis que les trois autres brillent par l’apolitisme de leur propos, apolitisme a fortiori mis en valeur par le nombre infime de références au sujet politique dans la centaine d’épisodes que chaque série compte environ depuis leurs débuts respectifs de diffusion62. Si la politique est totalement absente ou presque des débats, d’autres institutions étatiques sont visées ; après tout, l’Etat n’est-il pas représenté aussi par sa police et sa justice ?

The Sopranos, qui pour des raisons narratives doit laisser ses gangsters de héros en liberté, donne à voir des policiers et des juges corrompus. L’avocat de Tony Soprano est sans doute le plus influent de New York et du New Jersey, et contre une rondelette somme d’argent, il assurera la tranquillité de son client reconnu par les médias ; le policier qui, par malheur aura mis une contravention sur sa voiture (épisode 6, saison 3), se retrouvera relégué à des tâches subalternes. Un sénateur influent tient un discours télévisé au début de la troisième saison, pour l’inauguration d’une esplanade commerciale, les mafieux se réjouissent car ils pourront retirer de nouveaux bénéfices par racket grâce à cette esplanade, c’est la seule apparition d’un professionnel de la politique dans la série. Le FBI en prend aussi pour son grade, ses chefs peinant lamentablement à réunir des preuves accablantes contre Tony Soprano. Aucun témoin ne souhaite prêter serment, par peur de représailles des troupes du gangster. Aucune loi ne parvient à déranger l’évolution tentaculaire de cette autre institution, privée cette fois, qu’est la mafia.

L’institution judiciaire est au centre de la série Ally McBeal. La moitié de chaque épisode se déroule dans un tribunal ou bien dans la préparation d’un procès. Les juges représentent l’autorité suprême, un seul d’entre eux toutefois incarne à l’écran un personnage sévère et froid, les autres sont tournés en dérision, selon le mode de traitement classique de la série. Mais les cas juridiques sont farfelus et répétitifs, les avocats répètent à qui veut l’entendre que la loi n’est pas juste, que l’amour entre les êtres, puisqu’il s’agit là de l’unique sujet de débat, ne peut se subordonner à des règles obsolètes, édictées par des hommes malheureux. Un procès en particulier concerne un sénateur, ce dernier n’accepte pas la diffusion publique d’un journal d’art qu’il juge « pornographique » ; finalement le procès sera gagné par la défense et le politicien passera aux yeux de tous pour un manipulateur sans âme, prêt à tout pour assurer sa réélection (épisode 39, sobrement intitulé « Sex, Lies, and Politics »). En dehors du tribunal, le fondateur et gestionnaire du cabinet où travaille Ally McBeal, Richard Fish, est surpris en train de batifoler avec la ministre de la justice Janet Reno (il s’agit du véritable ministre de la justice alors en poste sous l’administration démocrate de Clinton, interprétée par une actrice maquillée et habillée comme elle), Fish avouera plus tard à sa compagne juge que c’est seulement le « pouvoir », la position sociale de cette femme qui l’avait attiré (épisodes 14 et 17 de la saison 1).

Ally McBeal propose une photographie des rapports amoureux, et de tous les rapports autres que purement politiques, sans pour autant perdre de vue les liens de pouvoir existants entre individus, en se basant sur la critique de la domination masculine, notamment dans l’espace du travail, du couple, de la famille ou bien encore du sexe. Il ne s’agit pas pour nous d’inventer des représentations du politique à partir des messages sociaux que nous adressent ces séries, mais bien plutôt de constater la non-signification, à l’image, de débats, symboles ou vocabulaires ayant trait avec l’institution politique classique.

Friends est la fiction qui remporte haut la main la palme des intrigues les moins dotées de ressorts politiques, et cela pendant les huit saisons qui ont balisé notre analyse via la vidéo. Deux épisodes en effet, sur plus de cent soixante-dix, font référence aux hommes politiques. Le premier, épisode 4 de la saison 1, concerne George Stephanopoulos, le responsable de campagne de Bill Clinton. Le livreur de pizza s’est trompé en apportant à l’appartement de Monica Geller une pizza commandée par Mr. Stephanopoulos. Monica Geller et Rachel Green sont heureuses de cette erreur car elles jugent ce politicien « beau comme un dieu », et il se trouve qu’elles peuvent l’observer aux jumelles, grâce à l’adresse sur la pizza, avant que ce dernier, à moitié nu ne ferme les rideaux de son salon (tout cela n’est que suggéré, bien entendu). Le second, épisode 18 de la saison 3, voit Monica Geller accepter un rendez-vous avec un inconnu. En ouvrant un journal, elle tombe sur une photo de Bill Clinton qui tape dans le dos de cet inconnu, qui s’avère être un très riche homme d’affaires, célibataire. Les références à l’Amérique sont tout aussi invisibles, on peut cependant noter le jeu auquel participent les six personnages de Friends au cours de l’épisode 8 de la saison sept, à savoir une épreuve de rapidité : chaque concurrent doit nommer et replacer en quinze minutes le plus grand nombre d’Etats du pays, personne, bien entendu ne parvient à tous les citer, et le plus idiot des candidats, Joey Tribianni, est fier de pouvoir nommer cinquante-six Etats.

La nation est surtout évoquée dans un contexte historique et géographique, aucun personnage n’est d’ailleurs capable de trouver le nom de l’adversaire de leur pays au cours de la première guerre mondiale (épisode 23, saison 7). Tous ces exemples sont anecdotiques, mais ils suffisent à caractériser l’évacuation du politique dans le déroulement de monde quotidien incluant les personnages. Pour autant, ces héros obéissent à un ordre moral, législatif, qu’on sent exister quelque part. Ils sont très puritains, principalement vis-à-vis de la cigarette, « fléau » dénoncé à de multiples reprises par la série (épisode 18, saison 5, épisodes 17 et 18, saison 3), vis-à-vis de la propreté, ils respectent les lois, la police (épisode 20, saison 5), se contentent de se replier sur leur univers, clôturés par le quotidien, l’ordinaire comme clôture de leurs jardins psychologiques et intimes, laissant le politique définitivement hors-sujet, hors-écran, banalisé. Sauf quand c’est la Maison-Blanche qui sert de terrain aux aventures de ces corps et ces visages censés nous ressembler.

Notes
62.

Ces références sont d’ailleurs souvent négatives comme nous allons le voir. En donnant une image dévalorisante de la politique, les producteurs de fiction peuvent ainsi renforcer les méfiances des téléspectateurs envers la classe politique, comme le précise Diana MUTZ, dans un article paru en 2005 dans la revue américaine de science politique : The New Videomalaise : Effects of Televised Incivility on Political Trust (vol.99, n°1, pp.1-15).