1) Panique à la Maison-Blanche

Deux hommes sont à l’origine de cette oeuvre contemporaine. Le créateur et principal scénariste de The West Wing, Aaron Sorkin, était déjà l’auteur d’une série très remarquée, Sports Night, située dans les coulisses d’une émission d’informations sportives. Cette comédie grave n’hésitait pas à mettre le doigt là où le sport fait mal (l’argent, le dopage, les luttes de pouvoir, la politique, l’image) et permit à Sorkin de démontrer, pendant deux ans, « l’extraordinaire virtuosité de ses scénarios et l’intelligence de dialogues que n’auraient pas désavoués Hawks, Huston, Lubitsch et Wilder » (New York Times, 23 septembre 2002). Le producteur exécutif de The West Wing, John Wells, a lui aussi déjà fait ses preuves. Après avoir produit China Beach, série sur la guerre du Viêt-Nam, il tient, depuis 1994, les rênes d’Urgences. Le spectateur n’est donc pas dépaysé quand ses caméras l’entraînent en de longs plans-séquences à la poursuite des conseillers du président des États-Unis dans un décor reconstituant assez fidèlement l’aile ouest de la Maison-Blanche. Mais les qualités respectives de ces deux maîtres d’oeuvre seraient vaines si le résultat se résumait à une simple comédie de moeurs.

« The West Wing est une oeuvre protéiforme, complexe et stimulante », selon Martin Winckler. Elle est centrée sur Jed Bartlet, politicien du parti Démocrate récemment élu au poste suprême et sur ses conseillers les plus immédiats : Leo McGarry, secrétaire général de la Maison Blanche et ami personnel de longue date ; Toby Ziegler, Josh Lyman et Sam Seaborn, juristes chargés de la communication, des relations avec le parlement, et C.J. Cregg, porte-parole de la Maison Blanche. De même que la distribution et les scénarios d’Urgences n’oublient jamais infirmières et aide-soignantes, ceux de The West Wing font la part belle aux « petites mains » et autres collaborateurs travaillant dans l’ombre, en particulier Mrs Landingham, efficace et attachante secrétaire personnelle de Bartlet, dont les deux fils ont été tués au Viêt-Nam pendant les années 70. Et, selon les termes de Josh Lyman, le secrétaire-général adjoint, le rôle le plus difficile après celui de Bartlet est celui de l’aide du président, qui a pour tâche, entre autres, de le suivre à chaque minute, de lui rappeler son emploi du temps, voire de le tirer du lit alors qu’il vient à peine de se coucher. Témoin de l’importance accordée par Aaron Sorkin à des personnages souvent délaissés par les scénaristes français, cet aide est un jeune homme noir, Charlie Young. Quand Leo McGarry envisage de l’embaucher, il se demande comment le public percevra le fait qu’un jeune afro-américain ouvre les portes de l’homme le plus puissant du monde. Il interroge à ce sujet le chef d’état-major des armées, lui aussi afro-américain, lequel lui répond que si Charlie est bien payé et traité avec respect, personne dans la communauté noire n’y verra à redire... 

Le « staff » du président, pour reprendre un des mots les plus employés dans la série, est composé d’une part de vieux renards (le directeur des médias et l’attaché de presse) sachant capter les signaux de l’environnement, voire dans certains cas les pressentir, et d’autre part de jeunes loups (les adjoints au secrétaire général et au directeur des médias), abattant le travail comme personne. Les politiciens de The West Wing déploient le même professionnalisme que les médecins d’Urgences ou les policiers de NYPD Blue. Ils sont tout aussi consciencieux et leur travail passe avant le développement de leur vie privée et affective.

L’ennemi principal n’est donc pas le camp républicain, celui-ci doit être manipulé pour favoriser le maintien des démocrates au pouvoir. La quasi-totalité de la première saison de The West Wing est dédiée à l’élaboration de sondages positifs pour le président Bartlet, mais ce dernier n’est pas satisfait de l’attitude de son équipe, de son « staff ». Il n’a pas, en effet, accompli de réformes importantes, afin d’éviter le mécontentement des Américains, et il s’en veut. La dernière partie de la saison dépeint la réaction morale du staff, prêt à combattre le climat de statu quo à partir de la formule « Laissez Bartlet être Bartlet » (épisode 19). Ce sursaut d’orgueil contenu jusqu’alors replace au centre de l’intrigue la défense de valeurs que Bartlet pense incarner, à savoir le courage, la loyauté et le service de son pays.

Le personnage Bartlet est très érudit, c’est un ancien professeur d’économie qui cite Hérodote autant que George Washington, il connaît parfaitement la géographie, une figure contradictoire en somme de la réalité politique de l’Amérique actuelle, gouvernée par George Walker Bush. Le staff de Bush semble aussi précieux que celui de Bartlet, mais ce dernier adresse un respect sans limites pour la figure paternelle de Josiah Bartlet, charismatique (grâce à l’interprétation de Martin Sheen), véritable décideur et chef de troupe, cela malgré un casier militaire presque vierge. « Je n’ai jamais pu supporter la violence » lance Bartlet dans l’épisode 14 de la première saison, après la mort d’un condamné qu’il n’a pas su éviter. La violence, le racisme, l’intolérance font bouillir le personnage Bartlet, sa colère éclate souvent à la face de ses collaborateurs qu’il ne ménage pas.

Dès sa première saison (1999), la série s’est montrée maîtresse dans l’art de mêler relations intimes, morale politique, conflits intérieurs et problèmes internationaux. Elle montre que l’homme le plus puissant du monde est un homme comme les autres: lorsqu’un hélicoptère militaire transportant le médecin du président est abattu par un missile au-dessus de la Syrie, Bartlet s’enflamme, évoque l’époque où tout citoyen de l’Empire Romain pouvait se déplacer en toute sécurité dans le monde antique, et se propose de déclencher une riposte vengeresse pour assouvir sa colère. Ses conseillers finissent par l’en dissuader en lui faisant comprendre que seules les représailles « proportionnées » (évitant les pertes civiles) sont acceptables.

Au cours d’un autre épisode, l’équipe du président, fermement opposée à la peine capitale, se met en devoir de convaincre celui-ci d’accorder sa grâce à un condamné ; plusieurs épisodes évoquent avec un luxe de détails une menace de conflit armé entre l’Inde et le Pakistan tout à fait comparable à celle qui a récemment secoué le continent asiatique, et les tractations visant à l’éviter. Au tout début de la troisième année de production, en octobre 2001, Sorkin écrivit un épisode spécial inspiré par les attentats du 11 septembre mais refusant les amalgames faciles et le manichéisme dont l’administration Bush est, elle, constamment friande. Nous en viendrons à reparler de cet épisode dans la troisième partie de notre travail.

 « Quand on voit les scénarios aborder de front, semaine après semaine, des questions aussi épineuses que la santé des hommes d’Etat (Bartlet est atteint de sclérose en plaques), le désir affiché par l’armée américaine de bannir les homosexuels de ses rangs, les conflits d’intérêt et de pouvoir avec le vice-président et les chambres, la nomination des juges à la Cour Suprême, l’alcoolisme des hauts membres de l’administration, la liberté de la presse, le lobbying des groupes de pression (de l’extrême-droite religieuse à la communauté gay), la commercialisation des armes à feu en Amérique et celle des traitements du sida en Afrique ou encore les systèmes de défense anti-missile - tous sujets abordés quotidiennement dans des journaux sérieux - et constate qu’aucun personnage n’est jamais considéré comme mineur (dans l’univers de cette Maison Blanche fictive, la « Première Dame » n’a rien d’une potiche, elle est médecin et occupe des fonctions similaires à celle d’un ambassadeur de l’UNESCO), on  admet sans peine que The West Wing est une fiction hors du commun, surprenante et passionnante » (Winckler, 2005, p.382)

Avant The West Wing, seules les fictions Spin City et That’s My Bush ont réussi à accumuler une audience très confortable en utilisant pour contexte à l’action l’institution politique, la mairie de New York pour la première, la Maison-Blanche pour la seconde. Ces deux comédies toujours à l’écran aujourd’hui, uniquement en rediffusion, tournent en dérision le pouvoir politique et se moquent des fonctions de maire et de président. The West Wing, quant à elle, repose sur un ressort dramatique : la vie difficile à la Maison-Blanche, et tente de se rapprocher au plus près des mœurs et coutumes véritables de l’institution, sans parvenir pour autant à masquer la mainmise du quotidien sur une charge présidentielle envisagée au départ comme surhumaine.