b) Des limites économiques et politiques à la représentation du réel

Seule vraie série politique pédagogique à la télévision américaine, et par là même occidentale, The West Wing pourrait être envisagée comme un outil audiovisuel éducatif de valeur s’il ne fallait lui reprocher sa qualité de fiction, à savoir rendre palpitant pour cause d’audiences ce qui ne l’est pas forcément. Mike Mc Curry, premier attaché de presse de Bill Clinton, dans l’édition du 23 septembre 1999 du Boston tribune, a indiqué au cours d’un entretien que « 90% de ce qui se passe à la Maison-Blanche est d’un ennui redoutable. Croyez-moi ». La manière dont les caméras de the West Wing virevoltent pour maintenir le suspens et l’attention du téléspectateur ne semble pas réellement cadrer avec la vie quotidienne, plus calme, moins colorée du travail présidentiel à la Maison-Blanche.

Alors que la série Urgences permettait aux auteurs de mener en toile de fond une réflexion sur la mort et le deuil, thème peu abordé dans nos sociétés « assainies », The West Wing souhaite amener le spectateur à ressentir plus de compassion et de respect pour une fonction présidentielle qui a retrouvé des couleurs depuis l’attentat terroriste du 11 septembre 2001, mais qui ne passionne pas les foules électrices dans l’exercice quotidien du pouvoir.

Le président Josiah Bartlet est conçu comme un héros, un chef sûr de lui, un capitaine fier et totalement dévoué à la tâche. Comparable à Tony Soprano sur certains points, le président Bartlet n’est pas un homme infaillible ; il lui arrive de commettre des erreurs et surtout il est gravement malade. L’épisode 12, dans lequel Bartlet s’évanouit, nous apprend qu’il souffre de « scléroses multiples », secret gardé par le secrétaire général, et plus généralement le président semble de plus en plus fatigué à mesure que défilent les problèmes, « une simple fièvre peut le tuer » ajoute son médecin personnel. Grand malade, comme de nombreux hommes de pouvoir, cachant sa maladie, il n’est pas le premier, Bartlet ira même en tout début de saison deux consulter un psychanalyste. Le grand homme affaibli est alors dépeint comme un homme ordinaire, auquel le téléspectateur peut aisément s’identifier.

L’identification prend le pas sur la volonté originelle de représentation. Dans l’imagination des auteurs, les récepteurs de ce type de série ne peuvent se sentir concernés par un seul monument de flatterie dédié à l’exercice de la fonction présidentielle, il faut transformer les coulisses en ruche aux mouvements ininterrompus, constamment sur le qui-vive, un bateau concentré sur des objectifs clairs et soumis à une tempête de réactions extérieures, toute prête à le faire chavirer.

Dans l’épisode 20 de la première saison, le secrétaire général utilise les rites de la Maison-Blanche pour intimider un sénateur démocrate opposé à une réforme présidentielle. Le secrétaire lui fait visiter son bureau, demande à un officier posté devant son poste d’accomplir une manœuvre impressionnante avec son fusil, avant de lui faire rencontrer le président en personne. Bartlet traite hypocritement ce sénateur d’ « invité illustre » avant de lui proposer un apéritif en compagnie de hauts dignitaires de l’Etat. La réflexion autour du pouvoir insiste bien sur les mesquineries et les coups bas dont sont capables nos héros dans l’accomplissement de leur mission.

Difficile aussi de représenter le monde politique international en mouvement sans montrer ou nommer les « leaders », les véritables représentants de ce système. Lors de la saison 3, le président Bartlet parle de Yasser Arafat à son secrétaire général, comme il lui arrive de citer F.D. Roosevelt, Truman ou Abraham Lincoln. Ces personnages politiques historiques peuvent être mentionnés dans le même épisode avec des personnages fictifs censés représenter de réels chefs de gouvernement. Vladimir Poutine devient « Igor Chigorine », Mahmoud Abbas devient le « président Farad », les présidents américains les plus récents ne sont pas cités, tout comme les derniers conflits armés menés par les Etats-Unis : l’intervention au Kosovo, la guerre du Golfe, l’intervention en Afghanistan ou en Irak. Il est au contraire fréquemment question de la guerre du Vietnam, du général Eisenhower ou d’Hiroshima.

Les limites de la représentation du réel illustrent ici le paradoxe entourant la création de cette série : Imaginer un gouvernement idéal au pouvoir en tenant compte des conjonctures politiques actuelles, rendre même plus accessible au téléspectateur ces conjonctures par le biais de récits détaillés et pédagogiques. Le tout en se maintenant « à distance », comme seule une fiction peut savoir le faire, en respectant les volontés des multiples « directions » de la chaîne qui détient les droits de production de la série, et sans tomber dans un documentaire, dans une explication de texte des événements historiques contemporains.

Afin de ne pas faire retomber la tension et de maintenir le téléspectateur hors d’haleine, la première saison de The West Wing se clôt sur une fusillade à la sortie d’un discours prononcé par le président devant des étudiants. Il faudra attendre le premier épisode de la deuxième saison pour connaître le nom des victimes parmi les héros et l’importance de leurs blessures respectives. La suite ne dit pas si l’ambulance transporte les corps touchés dans l’hôpital de la série Urgences, ce serait, à coup sûr, une bonne affaire au niveau de l’audimat.

Sous le titre d’A la Maison-Blanche, dans sa grille des programmes, le journal Télérama écrit le commentaire suivant en janvier 2007 : « Dans cette série, l’acteur Martin Sheen campe un président chaleureux qui pousserait le plus désenchanté des citoyens à reprendre le chemin des urnes ». Faut-il en conclure que la majorité des autres séries qui évacuent le politique de leurs discours, de leurs images, incitent plutôt à déserter le champ électoral ? On ne peut pas nier que se dessinent toutefois à l’écran dans les séries implicitement politiques des portraits de héros repliés sur eux-mêmes, distraits de la chose publique par des intrigues égoïstes et intimes. Tournons-nous maintenant vers ces citoyens passifs et régressifs qui peuplent les épisodes des séries américaines le plus regardées.