1) Un narcissisme infantile

L’individu à l’image est victime de malaises intimes et physiques provoqués par son sentiment d’inadéquation au monde qui l’entoure. Dans notre mémoire de maîtrise intitulé « Des héros abandonnés : une illustration sociologique des crises psychologiques à l’écran », nous avons comparé les paradigmes issus des ouvrages sociologiques de Daniel Bell, Bernard Lahire et François Dubet avec les définitions de l’individu et de ses expériences proposées par les séries The Soprano et Ally McBeal. Nous avons ainsi souligné le cheminement dépressif de ces « anti-héros », confinés par le biais d’un souci économique de résultat d’audience à l’intérieur d’une impasse psychologique, désorientés, incapables de retrouver une cohérence d’action, et le sentiment d’abandon est tel, exagéré par les intrigues, que la société ne semble plus être en mesure de récupérer ces solitudes en proie à un mal de vivre grandissant.

C’est à partir de ce sentiment d’abandon, palpable ici encore dans les séries The West Wing et Friends, que nous devons caractériser l’individu, héros de fiction, le personnage amputé de certains potentiels (le plus souvent intellectuels), habitant les scénarios américains. Culturellement donc, et si l’on procède par goûts artistiques, le héros de série ne lit pas de littérature, Ally McBeal feuillette des manuels de séduction ainsi que, mais une fois seulement, un ouvrage de Freud, non nommé, mais dont l’auteur fut traité sur le champ d’ « obsédé sexuel » par la colocataire d’Ally, jetant le livre à la poubelle. Joey Tribianni de Friends se vante de n’avoir lu qu’un seul livre, The Shining de Stephen King, son amie Rachel Green lui prêtera alors par pitié son propre livre de chevet, Little Women, ou Les quatre filles du docteur March. Ross Geller, l’intellectuel-paléontologue de la bande, lit beaucoup d’ouvrages spécialisés, mais dès qu’il en mentionne un, tout le groupe d’amis se moque de lui ou fait mine de s’endormir. Tony Soprano ne lit que Machiavel ou Sun Tzu pour perfectionner ses savoirs guerriers ou stratégiques, sans oublier toutes les brochures concernant les canards d’eau qu’il affectionne particulièrement, et enfin l’équipe présidentielle de The West Wing est par trop absorbée par son travail pour ouvrir un livre et le lire autrement qu’en diagonale.

Le cinéma n’attire visiblement pas beaucoup plus nos héros. Le spectateur sait qu’ils en reviennent ou qu’ils y vont, notamment dans Friends, mais les titres des films ne sont pas mentionnés, si ce n’est Star Wars dans le premier épisode de la troisième saison de Friends, où Ross demande à Rachel de se déguiser en Princess Leia pour assouvir un de ses fantasmes sexuels, ou encore dans l’épisode 20 de la saison 4, où Joey et Chandler louent leur film préféré deux fois, Die Hard, Piège de cristal en français. La musique est la marque de la série Ally McBeal où une chanteuse fait coller de vieilles chansons romantiques américaines aux joies et aux peines de la jeune avocate, ces chansons seront d’ailleurs compilées en trois compact-disques disponibles dans le commerce. Tous les personnages en viendront à danser ou à chanter au cours des épisodes, le dernier épisode de la troisième saison est conçu sous la forme d’une comédie musicale, ce qui n’empêchera pas Ally de se maintenir dans une dépression sans fin.

Les héros masculins de Friends connaissent une large partie du répertoire de David Bowie ou d’Hootie & the blowfish, Phoebe Buffay joue de la guitare comme une casserole et compose des chansons sans queue ni tête, Ross Geller joue du synthétiseur et terrorise son auditoire par son manque de talent quand il tente de se produire sur scène. La télévision est beaucoup regardée par les enfants de Tony Soprano, censés refléter la jeunesse américaine du moment, prompte à prendre du poids ; dans Friends, Joey Tribianni et Chandler Bing profitent pleinement du petit écran pendant leur colocation prolongée, leur grand bonheur aura été à la fin de la quatrième saison de recevoir gratuitement une chaîne pornographique du câble. À ce sujet, Monica Geller offre à son nouveau mari Chandler une cassette pornographie pour leur anniversaire de mariage au cours de la saison huit, Ross Geller fait publier une blague dans Playboy, et Joey a fait une apparition remarquée dans un film pornographique (saison 2, épisode 2), en dehors du fait qu’il ne cache pas sa consommation courante de ce type de films.

Toujours à propos de télévision, Monica ne manque pas un épisode de Walker Texas Ranger, et Rachel s’extasie devant le soap opera dans lequel Joey joue régulièrement, Days of our lifes, feuilleton inspiré d’une série réelle. Le peintre favori d’Ally MacBeal fait une apparition dans un épisode, mais c’est l’unique référence à la peinture, si ce n’est un tableau de David Hockney, accroché dans la chambre d’un hôtel tenu par la bande de Tony Soprano et qui est reconnu (trait d’humour des scénaristes) seulement par la prostituée russe, maîtresse de Tony lui-même, au tout début de la saison 1.

Les loisirs des héros se résument à des plaisirs adolescents, du baby-foot de Friends aux peluches d’Ally McBeal, le monde de l’enfance est omniprésent, excepté pour The West Wing, mais le sujet permet aisément de comprendre cet oubli ; Tony Soprano ne rechigne jamais à jouer aux jeux vidéo en compagnie de son fils, il prend d’ailleurs un plaisir enfantin à tuer certaines personnes, jeu qui semble le combler moralement et physiquement. Non, ce qui occupe les esprits de nos personnages vient d’une autre source principale, reliée elle aussi aux interactions adolescentes.

La série Friends se borne à mettre sur le devant de la scène les histoires sentimentales de la bande des six. Les scénarios des huit saisons font généralement référence aux liens unissant par intermittence Rachel Green et Ross Geller, séparés puis réunis, mariés puis divorcés, amis puis parents ; chaque héros se questionne, se culpabilise, se réjouit ou se désole des histoires d’amour touchant un membre du groupe. L’infantilisme grandissant au fil des épisodes envahit le comportement des six amis qui régressent tout autant dans leurs réflexions sur la vie que sur les maux du cœur. Ce n’est pas pour rien que la cible principale de la série demeure les 15-34 ans, les trentenaires adolescents de Friends sont regardés par des téléspectateurs de plus en plus jeunes et de plus en plus nombreux à travers le monde, pourquoi changer une recette qui marche ? La rentabilité du show est ici préférée à la créativité des auteurs.

De son côté, Ally McBeal mêle ses amours d’adolescente à une réflexion plus marquée sur la vie et sur son avenir, sa difficulté à atteindre le bonheur. « Même en couple je me sens seule » lance-t-elle peu avant de rompre avec son flirt le plus long de la série au cours de la quatrième saison. Cette fiction décrit des intimités narcissiques et malheureuses, fatiguées à force de lutter contre un monde qui ne les épanouit plus, et qu’un éclairage à partir des analyses sociologiques du monde contemporain nous permet de mieux envisager.