2) Un état dépressif chronique

Dans « L’individu incertain », Alain Ehrenberg se penche sur la face sombre de l’homme démocratique. « La rhétorique concurrentielle des années quatre-vingt, écrit l’auteur, laissait entendre que le premier venu pouvait réussir, celle d’aujourd’hui laisse craindre que tout citoyen peut sombrer dans la déchéance » (1995, p.17). C’est d’angoisse, d’ennui dont il sera question dans la suite de l’ouvrage, à partir de deux expériences de la vie contemporaine : l’usage de produits psychotropes d’une part, et la télévision relationnelle d’autre part.

L’individu présenté par Ehrenberg se rapproche de celui déjà apprivoisé par Sennett ou bien Lasch, et par là même des personnages de nos séries, désorientés, prisonniers de miroirs et de traitements psychologiques. « L’atmosphère actuelle n’est pas religieuse, mais thérapeutique. Ce que les gens cherchent avec ardeur aujourd’hui, ce n’est pas le salut personnel, encore moins le retour à un âge antérieur, mais la santé, la sécurité psychique, l’impression, l’illusion momentanée d’un bien-être personnel (…) La psychanalyse, écrit Lasch, traite des individus et non des groupes. Toute société reproduit sa culture dans l’individu, sous la forme de la personnalité » (1980, pp.33-66). Pour Sennett, les pathologies narcissiques se manifesteraient sous deux modes : « la peur de l’accomplissement et le sentiment de vide intérieur », avec pour corollaire négatif un désinvestissement de l’espace public national (1979, p.271). Tony Soprano et Ally McBeal sont égaux face à la dépression alors que leurs univers respectifs font l’apologie d’un féminisme à outrance pour l’une et d’un machisme carabiné pour l’autre.

L’égalité face à l’incompréhension de leur situation les pousse à se questionner inlassablement, la régression de leur questionnement aboutissant à la mise en cause de leur existence, et à l’envie de mourir. « Je veux mourir » répète Tony Soprano lors d’une grave crise se rattachant au dernier épisode de la saison 2. Heureusement, serait-on tentés de dire, leur égoïsme est tel qu’un suicide est inenvisageable, les scénaristes les maintenant donc dans un état de fragilité extrême, Tony s’évanouissant régulièrement, Ally « hallucinant » plusieurs fois par jour.

Les intimités de The West Wing travaillent pour ne pas aborder cette réflexion, mais la fatigue qui se lit progressivement sur leurs visages et leurs actions démontrent qu’ils ne sont pas bien loin de la rupture physique et morale. Joshua Lyman ira consulter un psychologue pour se remettre d’une fusillade qui l’avait gravement blessé, et le Président lui-même fera appel à cet homme, n’arrivant plus à dormir (au cours de la saison 3). Battu par son père, le Président se refuse à paraître trop « intelligent » lorsqu’il s’agit de sa campagne de réélection, et ses conseillers le lui reprochent. Il entre en conflit avec son directeur de la communication Toby Ziegler, qui pense que c’est justement parce qu’il a peur de son père, que Bartlet ne veut pas faire campagne. Le thérapeute réussira à faire comprendre au Président que son père décédé n’attend plus rien de lui, et qu’il doit mener la campagne qu’il souhaite (Saison 3, épisode 18).

Peu de psychologues font leur apparition dans la série Friends, mais un en particulier a retenu notre attention. C’est un analyste qui vit une histoire d’amour avec Phoebe Buffay, membre des six amis. Quand il rencontre le groupe, il met à jour tous leurs défauts, leur peur de grandir, leur manque d’amour, leurs narcissismes, et cela énerve tellement les personnages principaux qu’ils refusent de voir cet homme à nouveau. Phoebe Buffay le quittera d’ailleurs assez rapidement, le jugeant trop « angoissant ».

Cette question « psychologique » mériterait un plus ample développement, mais nous y avons déjà consacré une recherche (Belletante, 2001), et d’autres points nécessitent notre attention, plus proches de notre problématique principale, et concernant notamment les rapports que nos héros entretiennent avec la société et le temps.