C’est la série Ally McBeal qui s’inscrit le mieux dans la description d’une société sordide et froide, responsable de ces malaises à répétition ; un épisode en particulier au début de la saison 4 illustre bien ce gouffre pesant séparant le héros déstabilisé de son environnement extérieur. Dans cet épisode, un fils attaque son père, PDG, qui est devenu « heureux » après s’être cogné la tête ; n’étant plus en mesure de gérer ses affaires tel un « requin », ce père est conduit devant les tribunaux. « J’étais très malheureux autrefois, dit le père à l’audience, j’étais un pingre doublé d’un égoïste, méchant et agressif (…) Dans quelle société vivons-nous aujourd’hui pour que la charité soit considérée comme une tare due à la folie ? ».
Plus tard, dans le cabinet d’avocats, on pourra entendre des phrases telles que « l’éthique n’a pas sa place dans ce cabinet » ou « L’argent rend attirant », ou bien encore dans un dialogue entre deux avocates : « -Tu t’imagines être heureuse toute ta vie ? –Non, beurk. –La nuit dernière j’ai rêvé que je croisais un homme en fauteuil roulant et que je l’aidais. –Oh, beurk ». Nous pouvons lire ici une critique de l’état des mœurs et des mentalités dans le capitalisme moderne. La série s’opposera beaucoup à travers ses personnages à ce système économique qui pervertit « l’âme » et la « fantaisie » de chacun. Nous sommes toujours dans le même épisode qui se termine par l’opération de l’homme heureux, redevenant par là « sinistre » et « sans cœur ». Ally McBeal est censée représenter le romantisme manquant à ce monde gris et superficiel décrit par les auteurs de la série. Elle se crée à l’occasion son propre univers pour échapper aux dangers qui la guettent.
La conséquence première de ce retour sur soi de la part des héros, de cet apitoiement personnel est l’avènement d’une nouvelle relation au temps et avec lui l’apparition de ce que ZahriLaidi nomme « l’homme-présent »63 (2000, p.30). Traditionnellement, l’horizon est un simple « horizon d’attente » qui nous incite à nous propulser vers l’avenir à partir de l’expérience du présent (Bensayag, 1998, p.114). Le passé apparaît alors comme non-fini et prometteur d’un achèvement, mais le présent auquel sont confrontés les individus contemporains et les héros qui les représentent se dépouille de toute anticipation.
Le futur ressemble pour ces yeux craintifs à une « structure étrange », bien trop éloignée de « l’autarcie » du temps présent. L’attente est évincée au profit de la vie quotidienne, et de ce qu’on y vit. Les individus ne cherchent plus à se laisser aller jusqu’à la mort, ils tentent de ne pas s’ennuyer pendant la vie. Les projets à long terme ne s’envisagent plus, les acteurs ne savent pas quelle catastrophe les attend au détour d’une crise. La satisfaction doit être immédiate, elle peut nier ou mettre en cause les traditions ou notre postérité. Dans un ouvrage paru chez L’Harmattan en 2002, Jean-Louis Marie, s’interrogeant sur les modes ordinaires de construction du politique, écrit que « les acteurs peuvent trouver trop long le temps institutionnel de réponse à leurs urgences pratiques. Ils peuvent trouver trop court l’horizon temporel des compétiteurs professionnels » (2002, p.46) ; en créant leurs propres univers, nos héros créent leur propre rapport au temps, « au présent », temps inexistant dans la réalité, tension entre le passé et l’avenir. Comme dans le mythe de Sisyphe chez Camus, l’homme seul attend et pousse ses rêves qui retombent toujours au même endroit, mais il a ici de moins en moins de force pour les ramasser.
Les séries analysées dans cette partie, drapeaux de l’expérience des individus fragmentés, pluriels autant qu’abandonnés et narcissiques, servent à leur tour de modèle pour les futures fictions disponibles sur le marché. Ainsi, le network Fox vient de lancer la série Undeclared, qui raconte l’expérience quotidienne de quatre collégiens confrontés à l’amertume de l’arrimage à l’âge adulte et aux chagrins d’amour, et la série Malcom in the middle, montrant un adolescent surdoué qui doit supporter sa famille « normale » avec humour, mais l’incompréhension de son état le rattrapera bien vite. Scrubs enfin, produite par NBC, se déroule dans un hôpital, et se rapproche visuellement d’Ally McBeal ; des médecins se confessent à la caméra, on peut noter à la vision du pilote que les acteurs afro-américains et Latinos sont plus présents mais conservent des rôles secondaires. L’amitié et l’amour sont au centre des intrigues comiques de la série, mais était-il utile de le préciser ?
En science politique, une démarche citoyenne afficherait une volonté d'intégrer dans ses actes des considérations éthiques et des finalités ou des solidarités sociales et civiques, de s'impliquer dans la vie de la collectivité (Rey, 1995). Les séries américaines nous montrent des individus plus que des citoyens, des personnalités en attente, qui fuient leurs responsabilités d’adultes et civiques, qui s’occupent essentiellement de leurs problèmes et pas de ceux de la collectivité. Cette collectivité ne s’expérimente principalement que par la cellule familiale ou fraternelle, parfois par l’espace professionnel, tandis que la majorité des institutions sociales sont invisibles, remises en cause par ceux qui traversent ces récits « déformants » de la démocratie.
Dans « Le sacre du présent », l’auteur analyse ce que Lasch appelle « la perte du sens de la continuité historique », c’est-à-dire la fin du sentiment d’appartenance à une histoire (2000, p.30). Désormais, le présent ne correspond plus à une « brèche dans le temps » (titre de la préface à « La crise de la culture » d’Hannah Arendt), mais à une « nasse » qui s’affranchit de l’avant et de l’après.