1) L’espace professionnel en question

Les séries américaines qui se succèdent sur les écrans de télévision internationaux privilégient, nous l’avons vu, la description la plus réaliste possible des faits et gestes d’un personnage de fiction en proie aux problèmes ordinaires posés par les sociétés individualistes. Afin d’ancrer le héros dans les esprits et les regards des téléspectateurs, celui-ci est assimilé à un métier, résumé à une fonction sociale précise qui fixe désormais le cadre de ses actions dans un univers précis.

Ainsi, Ally McBeal est avocate, The West Wing met à l’épreuve l’équipe rapprochée du président américain nommé Jed Bartlet, Tony Soprano est le chef de la pègre du New Jersey, et les six compagnons de Friends sont titulaires de professions plus passe-partout, excepté Ross Geller, paléontologue. Déjà, la série Urgences avait ouvertement porté sa problématique sur la difficulté de la médecine urgentiste, imitant par là même les séries policières qui tentaient de souligner le quotidien froid et désabusé des enquêteurs de terrain, mais jamais pourtant auparavant ce quotidien n’avait été traité sur un pied d’égalité avec les tracas personnels et intimes des héros.

Les fictions américaines mettent ainsi à l’honneur une individualité ou une équipe, plongés dans une odyssée dont la fin s’échappe ou s’aperçoit au fil d’épisodes-fleuves qui testent les capacités de chacun à se mouvoir dans le monde réel dessiné par la fiction. Les auteurs de séries viennent le plus souvent des métiers décrits, pour plus de réalisme, David E. Kelley était avocat, Michael Crichton était médecin avant d’écrire pour Urgences, David Chase, auteur des Sopranos, est un spécialiste de la mafia, et de la dynastie Gotti notamment, rien n’est laissé au hasard, du jargon employé au poids des obstacles rencontrés. Le travail d’équipe est minutieusement activé, il devient alors aisé de dégager les traits caractéristiques du groupe professionnel à l’ouvrage, cela principalement dans les séries The West Wing, Ally McBeal, et The Sopranos, même si cette dernière fiction fait du groupe professionnel une famille à part entière, la mafia. Friends, de son côté, s’attarde presque exclusivement sur la vie privée des personnages, c’est pourquoi nous l’utiliserons plus longuement dans l’analyse des collectifs privés, familiaux autant qu’amicaux.

La question de la hiérarchie est centrale dans la compréhension du monde proposé par les scénarios observés, et là encore la réponse ne peut se résumer à une affirmation. Dans The West Wing et The Sopranos, la hiérarchie professionnelle est incontournable, contrairement à Ally McBeal, où celle-ci ne conserve qu’un intérêt formel, mobilisable seulement en temps de crise.

The West Wing retranscrit à l’image la vie de tous les jours dans l’aile ouest de la Maison-Blanche autour d’un président démocrate et de son équipe rapprochée. Ce staff décrypte tous les signaux envoyés par le corps social, essaye de les anticiper, mais sa principale activité consiste à réparer les erreurs qui jonchent les interventions individuelles en gardant en tête le but ultime qu’est la réélection du président. Ainsi, chaque épisode est conçu comme une journée qui commence mal et qui doit se terminer sous de meilleurs auspices.

La mise en scène est fluide, la Maison-Blanche est filmée comme les hôpitaux de Chicago dans Urgences, le collectif à l’œuvre, telle une armée de fourmis se débat pour rétablir un équilibre rompu par une charge extérieure. Le staff du président Bartlet est composé de sept membres principaux que le spectateur suit l’un après l’autre, le relais est rapide, instaurant un suspense haletant dans les actions d’une profession jugée plutôt ennuyeuse et banale par une majorité de la population qui ne se rend plus aux urnes. La hiérarchie de cette série correspond dès alors au schéma ci-dessous :

Si c’est au président que revient la majorité des rituels et des solennités, ainsi, chaque intervention du staff est ponctuée d’un « Bonjour, Monsieur le président [...] Merci, Monsieur le président », alors que l’équipe au pouvoir est celle qui a réussi l’élection, le secrétaire général connaît le président depuis une trentaine d’années. Le reste du groupe se distribue les tâches par ordre d’importance, l’autorité de chacun est respectée sauf en cas de désaccord profond ; le président servira d’arbitre. Par exemple, dans l’avant-dernier épisode de la première saison de la série, l’attachée de presse à la Maison-Blanche est contestée par le secrétaire général pour ses erreurs passées, ce sera le président lui-même qui demandera à ce dernier de mettre fin à une quarantaine « injustifiée ». Les auteurs insistent néanmoins sur les côtés paternels du président envers son staff, c’est lui qui donne l’impulsion nécessaire, et remonte le moral de ses troupes quand les sondages sont aux plus bas (épisode 19). Dans l’épisode quatre, le président rappelle son attachement et son affection devant ses collaborateurs : «You guys are like family. You've always been there for me. Always been loyal, honest, hard working good people. And I love you all very much and I don't say that often enough ».

Mais les familiarités ne vont pas plus loin. Dans l’épisode 22, le secrétaire général pardonne à son adjoint un écart de conduite, ce dernier se précipite dans ses bras, mais le secrétaire s’écarte, lançant sur un ton tranchant qu’il ne sert à rien de « se laisser gagner par le remords ». La franchise est de mise tant les obligations sont nombreuses. Quand une erreur est faite, le ou la fautive est traité d’ « imbécile », mais l’insulte le plus humiliante est celle d’ « amateur ».Les journées sont longues à la Maison Blanche, la vie privée des collaborateurs du président est inexistante, mis à part quelques flirts appuyés et sans lendemain avec d’autres employés ou proches de la politique, et pourtant chaque épisode comprend une intrigue tournant autour de la vie d’un membre de l’équipe.

Ainsi, se succèdent dans le récit : les problèmes de drogue et d’alcoolisme du secrétaire général, l’ex-petite-amie de son adjoint qui part grossir les rangs des adversaires républicains avant de revenir au bercail, la religion juive de celui-ci qui le pousse à extérioriser sa colère sur les extrémistes chrétiens, les péripéties du frère du directeur de la communication, astronaute dans l’engin spatial Columbia, les relations de son adjoint avec une call-girl, ou avec la fille du secrétaire général, les amours adolescentes de l’attachée de presse pour le journaliste chargé de couvrir la Maison-Blanche, ou encore la relation suivie entre l’assistant personnel du président et la fille de ce dernier. La liste totale est plus importante mais ce sont ces faits qui sont relatés dans la première saison de la série, entre politique pour l’éducation et politique étrangère, afin de ne pas rester trop éloignés de la réalité quotidienne, les auteurs sont très satisfaits puisque le but principal du staff est de ne pas rendre publiques ces situations ou bien d’étouffer ce qui est devenu public pour ne pas perdre de points de popularité dans les sondages. Pas de temps à perdre donc, le collectif prend le pas, mais les intimités ne sont pas dissimulées pour tout ce qui touche à la survie à la tête de la Maison-Blanche.

The Sopranos reprend à son compte elle aussi le rôle fondamental de la hiérarchie dans la cohésion du groupe, et dans l’efficacité de ses actes. Cette hiérarchie obéit à des règles ancestrales que chaque famille mafieuse respecte, l’assassinat prévaut pour celui qui s’en écarte. Un boss dirige une famille, il s’agit le plus souvent du plus âgé, les femmes sont exclues de ces ramifications, le boss nomme ses capitaines, jusqu'à une dizaine, chaque capitaine possède une autorité sur son équipe, composée d’une demi-douzaine de membres, les plus éloignées dans la hiérarchie étant nécessairement les plus jeunes ou les incompétents, qui grimperont, le temps voulu, les échelons de la famille, après notamment s’être mis en valeur dans un coup fumant.

Dans la série, l’état de New York compte cinq familles mafieuses d’origine italienne, le récit marque l’ascension de Tony Soprano dans la famille du New Jersey. C’est lui qui va donner des ordres, respectés à la lettre par ses soldats, la métaphore militaire est d’ailleurs reprise par Tony devant sa psychologue afin de justifier ses activités criminelles : « Nous sommes des soldats. C’est la guerre. Des soldats tuent d’autres soldats » (épisode 9, saison 1).

L’épisode trois de la saison trois débute par l’intronisation du neveu de Tony et d’un autre apprenti, une cérémonie est tenue, d’où le discours suivant est tiré « Commençons. Vous savez pourquoi on est là, si vous avez des doutes, dites-le maintenant. Quand on entre dans cette famille, on n’en sort plus. Cette famille passe avant tout. Tout ! Vos femmes, vos enfants, vos pères et vos mères. Question d’honneur ! Et si par malheur vous tombez malades, on s’occupera de vous. S’il y a un problème, faites-le savoir. Cet homme-là (Tony est désigné), c’est un peu votre père. Faites-lui en part, il le réglera. Ça doit rester dans la famille. Que votre âme brûle en enfer si vous trahissez vos amis ». L’attitude de Tony envers sa propre famille va contre les règles énoncées ici, il ne semble pas prêt à sacrifier sa femme ou ses enfants au crime organisé. Ce qui de surcroît marque le spectateur, c’est l’aspect vétuste de cette communauté, Tony Soprano répond ainsi à sa fille en colère contre ses principes qu’il vit « effectivement en 1969 » dans sa maison et dans sa vie, et que sa progéniture se conformera à cette époque sous son toit ; sa fille le quitte a fortiori peu après (épisode 4, saison 2).

Tout porte à croire que le monde dans lequel évolue Tony Soprano est condamné à disparaître, l’importance de la hiérarchie et de la vie en communauté, familiale comme mafieuse, se heurte avec de plus en plus de violence à la réalité extérieure, la police qui met en prison les membres influents de la pègre (Tony passe d’ailleurs beaucoup de temps à se cacher ou à éviter une condamnation à perpétuité pour meurtres), ou bien l’agressivité des plus jeunes qui contournent les lois immuables pour monter plus vite, au plus près du pouvoir et de l’argent facile.

La déhiérarchisation des rôles contamine a contrario la fabrication des séries américaines récentes, et l’exemple d’Ally McBeal est flagrant à ce titre. Par déhiérarchisation nous entendons la mise de côté de l’autorité, valorisée par les métiers souvent indépendants des héros de fiction (c’est le cas particulier de Sex and The City, série où chaque personnage est à son compte), Friends fait passer le travail des héros après les intrigues amicales et amoureuses, les petits boulots se suivent, l’égalité devant le monde extérieur semble acquise, les classes sociales ne différencient même plus vraiment les rôles, l’argent n’est pas au centre des débats, vu les origines aisées de la plupart des individus en situation dans le récit.

Dans Ally McBeal, le cabinet d’avocat a été fondé par deux amis de Faculté, des avocats sont engagés ainsi que des assistants mais les fondateurs ne font pas jouer leur autorité. Chaque avocat saisit l’affaire qu’il souhaite, échange avec son voisin, sous l’œil amusé des deux chefs qui en viendront à élever la voix si une somme conséquente est en jeu. Comme l’argent est la principale motivation de Richard Fish, co-fondateur et gestionnaire du cabinet, seule une fortune peut le décider à placer sur une affaire un membre de l’équipe plus spécialiste que d’autres pour la question juridique. Le cabinet ne traite peu à peu que des affaires farfelues qui permettent à Ally McBeal de commenter sa vie amoureuse plate, son célibat qui la pousse jusqu'à la dépression agrémentée d’hallucinations. La secrétaire d’Ally déposera heureusement au cours des épisodes 9 et 10 de la première saison une plainte pour harcèlement sexuel contre le cabinet, jugeant l’attitude machiste des avocats hommes intolérable devant une jeune assistante dotée d’atouts naturels imposants.

Une grève du personnel sera même en jeu durant vingt minutes, mais l’assistante d’Ally sera déboutée de sa plainte pour jalousie alors que le mal n’a pas vraiment été démontré. À partir de là, d’autres avocats viendront grossir les rangs de l’équipe, et l’on ne sait plus très bien qui fait quoi, les deux « patrons » s’exileront de plus en Californie au cours de la saison quatre de la série, laissant le cabinet aux mains d’avocats amis. La vie privée de chacun joue ici le rôle d’intrigue principal, une affaire juridique par épisode venant illustrer les déboires amoureux des personnages. Le refuge dans le travail est total, comme dans The West Wing, les journées sont longues (« Je ne me souviens plus de la dernière fois que je suis rentrée à la maison avant minuit » précise l’attachée de presse de la Maison-Blanche, dans l’épisode 13), le sommeil est court, le tribunal et le cabinet servent d’espaces uniques au récit, avec l’appartement d’Ally en périphérie, la ville de Boston est filmée avant et après toute coupure publicitaires (quatre à cinq par épisodes). Tournons-nous à présent vers les espaces intimes et affectifs des héros de séries américaines.