2) Familles et espaces privés

Si le refuge flagrant des héros de The West Wing et d’Ally McBeal dans leurs tâches personnelles cache un véritable déficit de liens privés en dehors de l’espace professionnel, les héros de Friends ou des Sopranos ne sont pas en mesure de sacrifier leurs espaces familiaux et amicaux pour un équilibre dans le monde du travail. Le café dans lequel les six trentenaires de Friends se réunissent, quand ils ne sont pas dans leurs appartements respectifs, principaux lieux d’action comique, représente le monde extérieur, seul endroit où le groupe côtoie des inconnus, rencontre de futurs tenants de l’action. Les métiers du groupe ne sont évoqués que dans le dessein de donner de l’air à des situations narratives en manque d’inspiration.

L’exemple qui semble s’imposer ici est celui de la séparation du couple Ross Geller/Rachel Green au cours des épisodes 15 et 16 de la saison 3 de la série. L’idée de la séparation intervient au moment de la manifestation abusive de la jalousie de Ross envers le principal collègue de bureau de Rachel, Ross fera même irruption dans le bureau de Rachel, cette dernière le jettera dehors, et l’intrigue retrouvera du mouvement, puisque les détails de leur séparation marqueront la fin de la saison. Dans l’épisode 17 de la saison huit, Rachel prétextera un problème de harcèlement sexuel avec son patron pour renouer avec Joey Tribianni, qui l’évite après avoir dévoilé ses sentiments amoureux (que Rachel ne partage pas). Les producteurs de fiction collent ainsi au « plaisir » du spectateur qui s’intéresse plus directement aux rapports sentimentaux entre les personnages d’une série qu’à leurs activités professionnelles64.

Les familles respectives des héros de Friends sont présentées comme invivables, inefficaces sur le plan de l’éducation des enfants ou inexistantes. Ainsi, Phoebe Buffay n’a pas connu son père, a vécu le suicide de sa mère, et ne parle plus à sa sœur jumelle Ursula ; Chandler Bing a un père transsexuel, meneur de revue à Las Vegas, et une mère écrivaine sulfureuse qu’il ne revoit jamais ; Rachel Green quitte une famille bourgeoise pour gagner son indépendance à la capitale, quand elle reprendra contact avec ses parents, elle apprendra leur imminent divorce, elle décide alors de ne les approcher qu’en cas de grandes occasions (lors de sa grossesse en début de saison huit) ; Monica Geller déteste sa mère qui le lui rend bien, et son père est trop occupé à vanter les mérites de son frère Ross pour s’intéresser à elle, enfin Joey Tribianni est l’aîné de huit enfants d’immigrés italiens, il quitte le foyer à treize ans pour des petits boulots et devenir comédien. Ces dysfonctionnements familiaux sont là encore le signe d’une faillite des institutions de la société, faillite qui pousse les enfants devenus adultes à rester en groupe, soudés, afin de surmonter la réalité extérieure, qui ne les a pas véritablement aidés jusque-là65.

Les scénaristes ont insisté sur le passif affectif des personnages (la femme de Ross, enceinte, le quitte pour une femme) afin de rendre aussi leur proximité plus évidente66, ils ne se quittent jamais, se marient entre eux (Monica et Chandler en fin de saison 6, Ross et Rachel en fin de saison trois, on annonce Phoebe et Joey pour la neuvième et dernière saison). Aucun étranger n’aura jusqu’alors réussi à pénétrer au long terme ces couples qui ne jurent que par la colocation et l’amitié profonde. Les témoignages d’amitié se succèdent, les auto-congratulations aussi, le jeu consiste à connaître chaque membre du groupe sur le bout des doigts, ce sera même l’objet d’un pari entre eux dans l’épisode 12 de la saison quatre, où Monica et Rachel se disent prêtes à échanger leur appartement avec Joey et Ross si ces derniers nomment leurs préférences alimentaires et leurs hobbies. Ils gagneront.

Le groupe, composé de trois filles et de trois garçons ne comprend pas de leader véritable, Monica Geller est celle qui hausse le plus le ton pour obtenir ce qu’elle souhaite, les autres ne cessent de critiquer sa compétitivité. C’est elle aussi qui cuisine pour le groupe et range tout ce qui dépasse de trop. Du côté des garçons, Joey fait valoir son succès auprès des femmes et sa force physique pour prendre le dessus, tandis que Ross et Chandler lui font remarquer sa simplicité d’esprit dès que l’occasion se présente. Les garçons se retrouvent pour parler de leurs conquêtes amoureuses, pour aller voir des matchs de basket, pour manger des pizzas, regarder la télévision ou jouer. Les filles parlent tissus (Rachel travaille chez Ralph Lauren à partir de la saison cinq de la série) ainsi que de leurs relations, rien de plus stéréotypé donc.

Dans l’épisode 5 de la saison 2, Joey, Rachel et Phoebe se « révoltent » contre les trois autres qui ont des goûts trop dispendieux, mais c’est là le seul écart « de classe » qui les oppose. Dans l’épisode 13 de la saison un, Phoebe fréquente un psychologue qui aura tôt fait de dire ses quatre vérités au groupe réuni. Il leur parle de leur besoin d’amour démesuré qui les « scotche », de leur peur du monde extérieur, les six amis se débarrasseront bien vite de ce personnage embarrassant. C’est la seule auto-critique affichée par les auteurs de la série ; durant les neuf saisons suivantes, des intrigues identiques seront mises en scène, venant grossir exagérément certains traits de caractères des personnages en perpétuelle régression mentale, bloqués moralement à l’adolescence, éternellement immatures.

La famille est tout pour Tony Soprano. Proche de ses racines italiennes comme de la religion, le chef mafieux « fait tout ce qu’il fait pour ses enfants » (épisode 6, saison 2), est prêt à se rendre à la police « quand le dernier né aura quitté le nid » (épisode 10 saison 2). Sa femme ne doit pas travailler hors de sa cuisine, et celle-ci se prélasse chez les manucures ou les bijoutiers de la ville. Ses enfants sont contraints à ne pas fréquenter trop ouvertement une autre communauté ethnique. Dès le début de la troisième saison, la fille de Tony sort avec un afro-américain à l’université ; son père les surprend et insulte le jeune garçon, puis, un peu plus tard, enseigne à sa fille ses vues sur les hommes de couleur, « Reste avec les tiens » lui crie-t-il. La femme de Tony s’en mêlera aussi, préférant que sa fille s’affiche avec un italo-américain, mais celle-ci ne l’écoute pas.

Digne héritier de son père, Tony vit un conflit ouvert avec sa mère ; névrosée et schizophrène, elle n’a pas supporté d’être installée en maison de repos, son ennui la pousse à comploter contre son fils. Tony est le chef, il impose sa mauvaise humeur et son stress chez lui, ainsi que ses stratégies et sa force auprès de son clan. Il est respecté, mais la dépression le guette.

Comme les héros de Friends, Ally McBeal voit peu ses parents, qui n’apparaissent qu’à l’épisode cinq de la troisième saison de la série. Mais alors que les premiers se sont tous démarqués professionnellement de leurs géniteurs, Ally devient avocate comme son père, sans raison apparente, elle souhaitait être artiste. Sa mère lui apprendra que son père n’a pas supporté son départ de la maison pour l’université, et que depuis, leur couple s’étiole, Ally sera d’ailleurs témoin de leurs infidélités réciproques. Mais la famille de cet enfant unique n’est présente en pointillé à l’écran qu’au cours d’une dizaine d’épisodes parmi les soixante-dix épisodes que comptent les trois premières saisons réunies.

Dans le groupe formé par ses collègues de bureau, Ally ne s’intéresse véritablement qu’à Billy, ancien amoureux retrouvé par mégarde au travail, mais quand celui-ci vient à mourir d’une tumeur au cerveau dans la saison trois de la série, elle se referme irrémédiablement sur son monde rêvé ; seule sa colocataire, Renée, et un de ses collègues, John, lui serviront d’amis pendant sa quête de l’homme aimé. Pas de collectifs chez Ally McBeal, c’est l’intimité qui est disséquée par les aventures de l’héroïne : si le groupe de collègues existe en communauté, il s’agit d’un « collectif d’intimités » pour reprendre la formule de Philippe Corcuff67. L’action collective est absente de la dramatisation du monde contemporain effectuée par les scénaristes et producteurs de séries américaines, les personnages se retrouvent ensemble pour parler d’eux, s’isolent pour méditer sur leur présent, s’écartent de ceux qui ne s’intéressent pas à leur sort.

Dès lors, les séries américaines semblent développer une certaine ambivalence dans leur peinture de la société à l’écran, et surtout lorsqu’il s’agit de proposer au spectateur un mode d’action à respecter, un mode d’emploi de la vie en communauté. Les processus de socialisation de la fiction, initiés par les contes de fées, avaient pour but de rendre la société plus acceptable aux lecteurs, aux enfants. Les frères Grimm ont ainsi légitimé une société bourgeoise, garantissant « en apparence » les règles du jeu permettant à chacun de gravir les échelons sociaux et de préserver son « autonomie »68. Il faudra attendre Andersen, pour que les contes de fées mettent en œuvre un discours s’apparentant plus aux vues des « dominés », donnant la parole à ceux qui souffrent de la réalité du mode de fonctionnement bourgeois, lié au protestantisme, et qui subissent de nombreuses humiliations pour rentrer dans le rang. Les contes et leur morale ont ainsi oscillé entre conservatisme et subversion au cours des siècles. Les séries américaines les plus récentes semblent au premier abord rassembler toutes les caractéristiques d’un discours subversif : héros torturés, dépassés par les tâches, par le rôle que leur demande de jouer une société capitaliste qui déshumanise. Pourtant, nous l’avons vu aussi, ces scénarios comportent de nombreuses touches conservatrices : la famille, l’amour comme buts ultimes, existentiels, l’égoïsme, le repli sur soi. La culture américaine libérale est intégrée au dispositif narratif, et ceux qui tentent de s’en séparer (le mafieux, la rêveuse solitaire) sont plongés dans des tourments psychologiques et affectifs importants, parfois sans issue. L’ambivalence de ce discours, qui prône l’émancipation individuelle tout en mettant en garde contre ceux qui voudraient nier la supériorité de la culture américaine rejoint alors des positions classiques en terme de narration et notamment celle d’Andersen, partagé entre son respect pour le pouvoir économique et religieux, et sa volonté de donner à lire à ses lecteurs le versant caché de la société capitaliste, entraînant dominations, humiliations et souffrances pour ceux qui s’adapteraient à une telle vision du monde.

Absence d’enjeu collectif, absences démographiques, absence de classes, d’institutions, un monde démocratique réel est passé sous silence, pourquoi ? pour privilégier l’intrigue, les situations, simplifier le propos ? Peut-être, mais aussi, et sûrement pour l’enjeu culturel que ces absences représentent, le symbole de leur effacement, oubli pratique et imparable pour suggérer des représentations du monde à des téléspectateurs en quête de divertissements et d’émotions.

Notes
64.

HARRINGTON, C. L., BIELBY, D. (1995), Soap Fans. Pursuing Pleasure and making mieaning in everyday life. Temple University Press, p.125. Voir encore : GERBNER, G., GROSS, L. MORGAN, M. (1980), Trends in network television drama and viewers conception of social reality, Philadelphia, University of Pennsylvania.

65.

Voir PASQUIER, Dominique (1994), Hélène et les Garçons, une éducation sentimentale, Esprit, Juin 1994, p.91.

66.

Il s’agit d’une démarche classique de la part des scénaristes qui savent bien que les intrigues amoureuses sont susceptibles de combler certaines lacunes dramatiques ou comiques des feuilletons. Ce point est bien établi pour la série Dallas par H. HERZOG-MASSIN dans son ouvrage Decoding Dallas, paru en 1986 aux éditions Society, p.156.

67.

« De l’imaginaire utopique dans les cultures ordinaires – Pistes à partir d’une enquête sur la série télévisée Ally McBeal », 2006, dans Claude Gautier et Sandra Laugier (éds.), L’ordinaire et le politique, Paris, PUF, coll. CURAPP, p.18.

68.

ZIPES, J. (1986), Les contes de fées et l’art de la subversion. Payot, 1986, p.100. Les contes de Grimm parus dans leur édition de 1819 étaient d’ailleurs rassemblés sous le terme allemand « Erziehungsbuch » qui veut dire « livre d’éducation », ou « livre éducatif ».Les auteurs « purifiaient » les contes traditionnels, en enlevant les passages jugés « nocifs » pour les enfants et rapprocher les récits de la « vérité », les rendre acceptables pour la classe moyenne souhaitant développer une éducation bourgeoise.