A) Une réception « programmée »

Le produit culturel « série américaine » possédera à son lancement une durée de vie corrélative aux parts de marché obtenues lors de sa diffusion. Le meilleur exemple capable de renforcer cette affirmation est l’arrêt récent et brutal de la série Ally McBeal par la FOX. Pour les six premiers épisodes de sa cinquième et désormais dernière saison, la série a perdu 2,8 millions de téléspectateurs par rapport à l’année 2001, soit 23% de parts d’audience en moins (de 8,8 à 6,8 points), et 30% dans la fameuse tranche des 18-34 ans. Les conséquences économiques sont trop importantes pour le network de Rupert Murdoch, et c’est le créateur de la série, David E.Kelley, qui endosse volontairement l’échec causé par le faible audimat : « Je n’ai pas réussi à écrire les meilleures histoires cette fois-ci » dit-il à la presse. Il ne sera d’ailleurs pas mis au placard puisque sa nouvelle création, Boston Public remporte actuellement un fort succès Outre-Atlantique, ce qui ne l’empêche pas de continuer son auto-critique : « On ne peut pas raconter la même histoire encore et encore, le personnage d’Ally devait prendre sa vie en main ». Si Ally McBeal a enchanté les critiques en 1997, c’est pour un ton et un emballage audacieux, sans précédents ; il faut que les produits soient bons pour se vendre au plus grand nombre.

L’émetteur tente d’influer sur le récepteur à partir de son besoin économique de productivité et de profitabilité. Eric Macé, dans un article intitulé «  La programmation de la réception : Une sociologie critique des contenus  », paru dans la revue Réseaux , fonde son analyse critique des contenus sur la notion de « programmation de la réception » ; il met en lumière les stratégies qui s’objectivent dans les techniques de « programmation, d’évaluation et de fabrication » des produits télévisés (1994, p.4). Les stratégies économiques ne nous sont pas étrangères après l’exposé ouvert et non exhaustif qui précède, néanmoins il faut ne pas négliger ou sous-estimer la portée idéologique d’un tel souci de capitalisation.

Coller le mieux possible aux visages contemporains de la société, voilà la mission des producteurs d’image de télévision, ne se souciant guère des conséquences pour le téléspectateur d’une trop longue exposition à un ordre social, de fiction. Cependant, si l’aspect psychologique de nos sociétés occidentales riches n’a pas échappé aux fabricants de séries, « l’hypocrisie » se double d’une véritable « démagogie » comme le fait remarquer Eric Macé, puisqu’aucune place n’est réservée sur les grilles télévisuelles à la critique véritable de cette « fatigue » montrée, étalée aux yeux de tous.

Dans « La société de consommation », publiée chez Denoël en 1970, Jean Baudrillard note que « Les héros de la consommation sont fatigués (…) La fatigue est une contestation larvée, qui se retourne contre soi et s’incarne dans son propre corps parce que, dans certaines conditions, c’est la seule chose à laquelle l’individu dépossédé puisse s’en prendre (…) À ce stade, la fatigue n’est plus anomique, et rien de ce que nous venons d’en dire ne vaut pour cette fatigue « obligée » : elle est fatigue « consommée » et rentre dans le rituel social d’échange ou de standing » (pp.293-297). Le malaise d’une société devient un bien de consommation comme un autre, à travers ses représentations à l’écran.

Cette société de consommation décriée par Baudrillard conforte un narcissisme collectif, mythe renforcé par la télévision qui nous propose un miroir synthétique de notre quotidien : « Nous essayons de conformer la vie de notre foyer à sa peinture des familles (…) que nous présente la télévision ; or, ces familles ne sont rien d’autre qu’une amusante synthèse de toutes les nôtres ». Au début de son livre, Baudrillard écrit : « La quotidienneté est, au regard objectif de la totalité, pauvre et résiduelle, mais elle est par ailleurs triomphante et euphorique dans son effort d’autonomisation totale et de ré-interprétation du monde « à usage interne ». La quotidienneté comme clôture, comme Verborgenheit, serait insupportable sans le simulacre du monde, sans l’alibi d’une participation au monde. Il lui faut s’alimenter des images et des signes multiples de cette transcendance. (…) L’image de la télévision, comme une fenêtre inverse, donne d’abord sur une chambre, et dans cette chambre, l’extériorité cruelle du monde se fait intime et chaleureuse, d’une chaleur perverse. À ce niveau « vécu », la consommation fait de l’exclusion maximale du monde (réel, social, historique) l’indice maximal de sécurité. Elle vise à ce bonheur par défaut qu’est la résolution des tensions » (ibid, p.33).

Le téléspectateur se nourrit de représentations du monde et s’auto-conforte dans sa cohérence grâce aux idéologies clandestines contenues dans la fiction télévisée, objet de notre recherche. Cette programmation médiatique n’a pas cours uniquement dans la fiction, et c’est pourquoi avant de nous intéresser à la réception de ces messages, nous devons revenir sur l’enjeu culturel de la télévision en tant que média, sur la globalité de ses émissions, misant sur l’hégémonie culturelle pour passer sous silence la réalité du système social à l’œuvre.