B) « Post-télévision » et hégémonie culturelle

Umberto Eco (1987) divisait l’histoire de la télévision en deux étapes : « l’archéo-télévision » des années quatre-vingt, qui reposait sur l’apparition à l’écran des seuls mérites des individus (le plus fort ou le plus intelligent), honorés de se retrouver dans la lucarne, habillés pour l’occasion, prêts à donner le meilleur d’eux-mêmes, et puis la « néo-télévision », dont on doit notamment l’apparition à la chaîne numéro 5 de Silvio Berlusconi, et qui faisait participer le peuple aux divertissements et aux programmes qui s’extasiaient sur ses particularités (les émissions Ça se discute, C’est mon choix, Attention à la marche correspondent encore aujourd’hui à ce type de télévision).

Dans son article « Big Brother », et à propos du phénomène Loft Story, Igniacio Ramonet s’interroge sur le franchissement d’une nouvelle étape, qu’il nomme « post-télévision » et dont la caractéristique est de faire accéder directement le public à la « série télévisée », à la « fiction filmée ». Le public devient « le personnage du récit », une « célébrité précaire ». Pour prendre la balle au rebond, ce qui choque principalement lors du visionnage des séries américaines dans un premier temps, et des programmes télévisuels français dans un second temps, c’est le mécanisme d’indifférenciation produit par les marchands de télévision. La hiérarchie entre le présentateur et le candidat téléspectateur se rompt ou se durcit (confère Le Maillon Faible), mais il arrive plus fréquemment aujourd’hui que le candidat devienne acteur, présentateur ou chanteur (Loft Story), non pas grâce à ses talents mais bien plutôt à son statut de célébrité qui prévaut sur toute autre qualité ou défaut de personnalité.

Le quotidien incarné envahit la télévision en insistant sur la propension de chacun, non plus à devenir ce qu’il souhaite, mais à devenir ce que les autres sont. De cette logique d’indifférenciation naît la référence tardive mais nécessaire aux travaux de René Girard sur le désir mimétique et le « bouc émissaire ». Son dernier ouvrage, « Celui par qui le scandale arrive » (DDB, 2001) retrace son cheminement théorique débuté en 1961 avec « Mensonge romantique et vérité romanesque », et s’attarde notamment sur l’idée que « le désordre et la violence sont la même chose que la perte des différences » (p.160). Girard voit dans le christianisme une représentation de l’origine de la violence à partir du désir mimétique. Chacun souhaite ce que l’autre possède, phénomène lié à l’effacement de la différence entre les êtres ; la violence s’instaure, comme la tension, et son évacuation est institutionnalisée dans le sacrifice, dans la désignation puis la mort d’une victime « émissaire », qui rappelle le sacrifice du bouc, une mort qui permettra de procéder à la survie de la communauté et du collectif, retrouvant ses différences jusqu’à la crise suivante.

« L’exaltation aveugle », qui ignore le jeu des différences, aboutit à l’indifférenciation d’où naît le chaos, qui est la première forme de violence. Pour Girard, l’ordre établi n’est qu’un désordre caché, il reprend ainsi à son compte les affirmations politiques de Carl Schmitt dans « La Dictature » (ibid., p.150). « Ce n’est pas la différence qui domine tout, c’est son effacement par la réciprocité mimétique qui, elle, est vraiment universelle et il dément le relativisme illusoire de la sempiternelle différence » (ibid., p.34).

Le détour par cette œuvre considérable et critiquée peut sembler hors-sujet, mais quand on s’interroge sur la fiction, née de l’imitation, de la mimesis, et de son influence sur les comportements humains, ici la fabrication du jugement politique, on se trouve au centre du sujet (voir à ce propos la première partie de notre mémoire de maîtrise, Des Héros Abandonnés, pp.10-15, retraçant les généalogies et les fonctions de la mimesis). Le quotidien, l’effacement des différences proposés par les séries américaines de fiction et la « post-télévision », qui normalise une figure de l’individualisme, sont des sources de violences véritables, a fortiori sur le terrain économique, les biens devant être possédés par tous ceux qui possèdent un potentiel authentique de célébrité, universel et réalisable, à savoir nous tous.

C’est à cet instant qu’entre en jeu l’infantilisation des besoins et des modèles puisque c’est à l’état d’enfance que les besoins sont les moins différenciés. Dès lors, il suffit de faire régresser les désirs des téléspectateurs consommateurs pour cibler plus facilement des produits qui se vendront en masse. Dans son article « Kiddie Capitalism », disponible sur le site de la revue américaine Pop Politics, Dan Cook dénonce les stratégies marketing « agressives » proposées aux enfants, et observe la propension de ces techniques à responsabiliser les plus jeunes enfants, et à pénétrer le monde des adultes qu’il s’agit de « déresponsabiliser » en se servant des sentiments de nostalgie des premiers liens tissés avec la consommation.

Les enfants envahissent les publicités, ils représentent aussi les adultes ce qui rend la stratégie économique beaucoup plus simple à exercer. La cible est l’enfance ; Friends, Ally McBeal, The Sopranos montrent des adolescents attardés, incapables de grandir, d’appréhender leur vie d’adulte comme leur avenir, enfermés avec leurs semblables qui leur renvoient leurs reflets propres. Ils sont identiques, vont formuler les mêmes désirs, et vont s’affronter pour les réaliser.

La fiction, l’économique, la violence refoulée dans la monstration du quotidien et de l’ordinaire, le tout est bien ficelé, il suffit de tenir à l’écart toute philosophie, toute politique, toute critique, tout imaginaire qui permettraient à l’individu de surmonter l’obstacle de son incohérence, et le tour est joué, la production de séries américaines se porte à ravir, et la télévision met à profit les qualités de celle-ci.

Au même titre que l’infantilisation, la « fatigue » (ou « asthénie » selon Baudrillard) pourra être interprétée comme une réponse de l’individu moderne à ses conditions d’existence, comme un « refus passif », une « violence latente » qui ouvre la voie à des violences « ouvertes ». Pour Baudrillard, la fatigue est « la seule forme d’activité opposable dans certaines conditions à la contrainte de passivité générale qui est celle des rapports sociaux actuels » (1970, p.293).

On peut même comparer cette fatigue au phénomène d’insécurité largement dénoncé et étalé, autre type de naturalisation médiatisée et représentée à la télévision. Si les chercheurs s’accordent pour dire qu’il est impossible de mesurer avec exactitude l’impact des messages incarnant l’insécurité sur les psychismes et les actes des personnes ; il est par le même biais impossible de ne pas s’interroger sur la contribution des journaux télévisés hertziens aux comportements électoraux de cette année en France. Au passage, le vote devient en premier lieu un acte d’opposition, une marque de la violence collective personnifiée dans le Front National (Lionel Jospin se transformant en victime « émissaire »), puis en second lieu une fête sacrificielle éliminant Jean-Marie Le Pen, la victoire de Jacques Chirac mettant fin à l’accumulation des tensions sociales.

La télévision naturalise un ordre social fait d’insécurité, de quotidien, d’ordinaire, de solitude, de narcissisme, de fatigue et de concurrence, composé d’individus blancs en majorité, issus de classes moyennes (classes moyennes et supérieures pour les séries américaines), infantiles et dépolitisés, peu enclins à critiquer cet ordre, étrangers à toute mobilisation collective en dehors des réunions « sacrificielles », comme l’écrirait Girard.

Cette dénonciation de l’hégémonie « sociale » et « culturelle » des industries de divertissement modernes confirme les thèses de Lasswell, Adorno, Horkheimer, de Hoggart ou de Hall, exposées brièvement en première partie. « L’unidimensionalité » de ce monde ne laisse aucune place à une critique, qui sera de toute façon intégrée par le système économique, indispensable qu’elle est à la viabilité de ce dernier, élevée au rang d’objet de consommation. Le phénomène de séries américaines de fiction propose cependant une réflexion sur une évolution extrême des techniques de communication de masse ; ces programmes touchent en effet d’innombrables foyers, une exposition qui n’est d’aucune mesure avec les débuts de la radio ou de la télévision, époques où les auteurs cités auparavant menaient à bien leurs travaux.

L’entreprise de naturalisation, car c’est bien d’une entreprise dont il s’agit (ciblage, stratégie, production, efficacité, profits, coûts latéraux, publicité, investissements), en voulant fonctionner uniquement à partir de schémas économiques, provoque en connaissance de cause une manipulation des représentations et des idéologies collectives, assortie d’un souci de rentabilité de masse. À objets-médias de masse doivent ainsi correspondre profits de masse, l’aliénation sociale demeurant le coût dangereux, collatéral, d’une telle production.

Le vocabulaire de Marx et du Capital réapparaît lui aussi, comme à toute révélation du jeu capitaliste, mais il se mélange ici à la grammaire sociologique contemporaine, voire micro-sociologique, de Simmel à Goffman (1991), en passant par Taylor (1998), et plus récemment de Bell ou de Dubet (1994). Eric Macé écrit qu’il s’agit en matière de critique des contenus de dépasser les théories de l’école de Francfort, dites « modernes », et les théories libérales fragmentant l’acteur, dites « post-modernes », et il souhaite définir pour sa part l’individu non pas comme « le produit de la rationalité du système social », ou bien comme « pure subjectivité », mais bien comme un « lieu de tension », dont la base serait constituée de son « expérience sociale » : « A l’exploitation du travail et à la domination de classe succède l’exclusion de la parole, le mépris, la non-reconnaissance de l’altérité » (1994, p.6).

De notre côté, nous pensons que l’évacuation du politique par un programme spécifique de la télévision contribue à laisser se perpétuer des logiques capitalistes que les thèses de Marx ont originellement décelées, et cela même si le concept de « communication » a adouci celui de « consommation ». L’apport des sociologies contemporaines permet de saisir en profondeur la complexité soulevée par l’objet télévision, traversant un carrefour de disciplines en cours de restructuration, mais cela ne justifie pas pour autant la mise à l’écart des théories issues du Capital, et de ses héritières, qui, malgré une forte dose d’idéologie (aisément identifiable et neutralisable), ont su apporter à la sociologie un socle critique négligé, semble-t-il, aujourd’hui, alors qu’indispensable pour saisir à sa juste valeur « le choc du futur » et les contradictions pesant sur notre civilisation (Toffler, 1971, pp.386-392).

Ainsi, cette réflexion sur les messages et les cadres de leurs « émissions » nous permet de souligner la manière dont les industries médiatiques se servent d’une crise citoyenne de confiance vis-à-vis de la politique, apparue dès la sortie de la seconde guerre mondiale et amplifiée par les ruptures sociales internationales des années soixante, pour en intégrer l’expérience dans la fabrication de ses récits diffusés par la télévision, elle-même relayée par les satellites, et dont le succès est garanti par une narration « réaliste », favorisant l’identification du plus grand nombre des téléspectateurs aux héros ordinaires, naviguant de Charybde en Scylla.

Le politique au sens classique, institutionnel, disparaît des écrans, relégué derrière la clôture, constituée du quotidien sacralisé par les messages fictionnels. Un ordre calqué sur les traits saillants des désirs contemporains le remplace, ordre psychologisant, avide d’échecs, où la mort est omniprésente (ce qui nie par la même occasion paradoxalement la fonction de tout divertissement, censé détourner le regard de l’homme de ce côté-ci de l’existence), et dont on peut légitimement imaginer qu’il exerce sur l’expérience des téléspectateurs une influence culturelle certaine.

C’est l’imagination que ces séries annihilent à travers l’oubli du politique ; le danger touche en particulier le potentiel critique de l’individu qui perd peu à peu la distance abstraite nécessaire à toute réception de discours concernant la compréhension de l’environnement immédiat. C’est l’imaginaire et le merveilleux qui disparaît lentement de ces contes de l’ordinaire, guidés frénétiquement par des marchands médiatiques sur-entraînés, au service d’un système qui passe clandestinement la frontière de nos consciences. La série The West Wing apparaît à ce titre comme une exception appréciable. Est-ce le début d’une succession de fictions explicitement politiques sur le petit écran ? Il est un peu tôt pour répondre même si les derniers-nés en matière de séries américaines penchent plutôt pour des mondes sans politique à l’écran.

Nous ne souhaitions pas théoriser un réquisitoire contre l’invisible, mais au contraire souligner certains signes visibles, bien qu’implicites le plus souvent, contenus dans une forme particulière de production télévisée. La question du politique ou plutôt de son absence en règle générale doit servir d’introduction, de cadre aux autres problématiques parentes que nous n’avons pu qu’évoquer dans ce travail, conscients que nous sommes de ses limites (dues principalement au manque de moyens humains et financiers, ainsi qu’aux multiples matières scientifiques qu’un tel sujet se doit de croiser), ainsi que des friches restant à explorer autour de l’objet « fiction télévisée contemporaine ». Comment ne pas analyser plus finement la mise en scène des collectifs (famille, organisation, ethnies, amitiés, couple), des expériences et des intimités (pluralité des logiques et des rôles, narcissismes régressifs, repli sur soi) proposée par ces intrigues uniformisantes ? Comment ne pas non plus nous pencher en profondeur sur les notions de domination, de violence refoulée, de religion, sur l’impact de tels messages sur des populations étrangères, symboles de l’identité occidentale et de l’impérialisme marchand ? Nous n’avons fait qu’effleurer au fur et à mesure de leur découverte ces pistes imprimées dans l’objet de notre recherche.

Il convient maintenant de privilégier le versant « réception » de ces messages médiatiques, à partir de questionnaires, d’entretiens ou de protocoles de visionnage susceptibles de nous rapprocher d’une description moins ésotérique des effets du médium et de ses contenus sur les représentations, la cognition des acteurs sociaux . Ce versant de notre travail est primordial puisque les spectateurs de séries américaines sont susceptibles d’échapper, de résister, consciemment ou inconsciemment, aux messages proposés par la réalité médiatique.

Depuis janvier 2007, des collectifs de spectateurs américains se sont mis en place pour dénoncer les situations fictionnelles d’une série, 24, la jugeant trop violente et privilégiant une vision angélique de la torture. Cette série confronte un agent secret à des groupes terroristes qui préparent des attentats sur le territoire américain. À chaque saison, l’agent doit découvrir les plans machiavéliques de ces groupes, infiltrés jusque dans les institutions politiques du pays et empêcher leur réussite. Dans cette quête, minutée, puisque le titre de la série, 24 fait référence aux 24 heures de la journée, le téléspectateur va suivre, presque en temps réel l’action du héros solitaire, seul contre tous. Le suspens est à son comble au cours des 24 épisodes constituant une saison, et l’agent n’hésite pas à recourir à la torture pour faire parler ses interlocuteurs.

Plus les saisons avancent, plus le recours à la violence est systématique, plus l’acte de torture est normalisé. C’est cela qui a dérangé des spectateurs qui se sont manifestés spontanément auprès de journalistes et de journaux télévisés. La polémique est retombée depuis, et il est impossible de savoir aujourd’hui quelle sera la place de la torture dans la prochaine saison de 24. L’individu réagit quand le message médiatique qu’on lui propose est jugé trop extrême ou insultant, sa résistance à l’enjeu culturel des séries américaines peut ainsi avoir des conséquences sur les contributions de ces séries à la formulation d’un jugement sur le politique. Comment les individus réagissent-ils aux messages médiatiques, politiques portés par les séries ? Prennent-ils en compte ces représentations politiques du monde dans la construction de leur propre intérêt pour le politique ? Y a-t-il des liens entre visionnage de séries et opinions sur le politique ? C’est l’enjeu des deux dernières parties de notre thèse.