D) Eléments quant aux contributions des séries américaines en termes d’identification et de socialisation.

Les questions 7 à 10 du questionnaire « séries » peuvent nous aider à réfléchir sur les possibles contributions des séries américaines implicitement politiques en termes d’identification et de socialisation. Nous avons fait remarquer dans le corps de ce travail que le temps passé par les spectateurs devant les séries américaines était en constante augmentation depuis le début des années 2000, ces programmes devenant ainsi un lieu privilégié d’exposition à des énoncés « réalistes », vraisemblables, propres à diffuser des définitions de la société américaine, et, plus généralement, occidentale, ainsi que des modes de vie, des valeurs individuelles et collectives.

Il paraît donc pertinent de poser comme première hypothèse de recherche que la volonté des créateurs de rendre « crédibles » et très « humains » les héros de leurs scénarios peut pousser les spectateurs qui les regardent à s’identifier plus particulièrement à ce type de programme qu’à d’autres formes de divertissement ou de produits télévisuels (dont journaux d’information). Et aussi que ce type de contribution peut être dans un second temps rapproché d’un autre apport de la fiction, touchant cette fois-ci à l’intégration de modèles, de réflexions ou de détails appartenant aux séries par le spectateur, qui sera peut-être dès lors à même de les reproduire dans sa vie quotidienne.

La télévision et les séries joueraient alors ici un rôle socialisant pour l’individu. Ce rôle nous intéresse particulièrement dans le cadre de cette thèse en science politique puisque si le spectateur est capable de comprendre, de légitimer et de restituer des messages médiatiques contenus dans des séries où le politique est absent des récits, ou bien relégué à des stéréotypes « banalisants », son propre intérêt pour le politique pourrait non seulement ressortir inchangé de ces visionnages, mais le cas échant, diminué.

Voyons donc de plus près en les synthétisant les réponses données par les personnes interrogées au questionnaire, en essayant de déterminer les niveaux moyens d’identification et de socialisation que l’on peut décrire à partir de ces résultats. Contrairement aux analyses des réponses à l’entretien individuel qui seront données dans la partie suivante de notre travail, ces premières pistes de réflexion sont difficilement « démontrables » scientifiquement puisqu’il s’agit de mesurer la portée d’une absence, la contribution de l’apolitique à l’écran. Voici cependant les conclusions que nous sommes à même de tirer de ce corpus :

Sylvia (S+P-) trouve par exemple que beaucoup des personnages de séries comme Friends ou Ally MacBeal ressemblent à des amis à elle « dans la vraie vie ». « Je pourrais être amie avec les héros de série, ils ne sont pas hors du commun » (…) « ça m’arrive souvent de faire un lien entre les héros de télévision et les gens que je rencontre à mon travail ou juste par amitié. Ce qui leur arrive à l’écran me touche plus je pense, car on se dit que ça pourrait nous arriver à nous, c’est pour ça aussi que j’aime regarder les séries. Elles parlent du quotidien, sans tomber dans le banal ». Jérémie, lui, (S-P+) en a assez des séries « qu’on trouve partout », « elles trimbalent un univers dégoulinant de bons sentiments » (…) « ça n’a aucun rapport avec moi, ma vie. Avec les films, c’est différent, on se laisse plus emporter, intégrer aux histoires, c’est dur à expliquer. Mais les séries, non, elles ne sont pas réalistes, elles me laissent froid ».

Cathy (S+P+), par exemple, n’assume pas complètement le fait de s’identifier aux séries : « Je trouve qu’on voit trop les mécanismes des séries, comment elles sont faites, les grosses ficelles quoi, et pourtant je n’arrive pas à décrocher. Je ne crois pas que je m’identifie, c’est juste que j’ai besoin de savoir ce qui arrive aux personnages, c’est comme ça, c’est important pour mon plaisir de spectatrice. Vous allez penser que je suis juste une accro aux séries de plus ». (…) « Je n’ai pas l’impression de tomber dans le panneau, de me laisser avoir, ce n’est pas bon de croire tout ce que nous dit la télévision. Mais, des fois, les séries parlent de ma vie, de ce que j’ai vécu, ou de ce que j’ai envie de vivre, elles viennent te chercher profondément. Pas toutes bien sûr, certaines, les plus psychologiques, et à ce moment-là, impossible de lâcher prise, il faut absolument que je regarde toute une saison sinon c’est trop dur d’arrêter ». Ce cas est le contraire de celui d’Amaury, du même groupe, qui n’a aucun mal à dire qu’il s’identifie complètement aux séries américaines : « Je suis très bon public. Mais avec les séries, on rentre dans quelque chose de plus intime. Faut se plier aux règles du jeu, accepter, d’entrer dans la vie de personnages et les suivre comme une famille. On fait aussi partie de la famille, on s’identifie jusqu’au bout, on pleure, on est heureux pour eux, et pourtant on est tout seul devant sa télé. Quand je regarde une série qui me plaît, je vis plus intensément que si je vivais ma propre vie, j’en suis sûr ».

Ce deuxième type d’identification est le plus difficile à souligner dans les témoignages du corpus de réponses, cependant quelques cas peuvent être analysés en ce sens, notamment les réactions de Thomas (S-P-) : « Il y a tellement de séries à la télé qu’on est obligé de tomber dessus. J’en ai regardé des anciennes ou des nouvelles, j’ai pas vraiment trouvé quelque chose de génial, mais ce qui est le plus gênant, à mon avis, c’est d’être embarqué dans une histoire alors qu’on l’a pas voulu ». (…) « Moi je veux juste me détendre quand je regarde des séries. Et il m’arrive de chercher à regarder la suite des épisodes, comme ça, alors que je n’en avais pas envie au départ. Je me vois en train de le faire et ça m’énerve, c’est de la manipulation, mais bon, je vais pas éteindre la télé non plus ». Les réponses de Sandra (S-P+) vont aussi dans ce sens : « Je vous ai déjà dit à quel point les séries c’était pas mon truc, eh bien j’ai marché une fois, avec la série 24. Mon copain voulait la regarder, pas moi, mais bon, il a gagné, et comme c’est assez prenant, il a voulu qu’on enchaîne les 24 épisodes en un week-end ». (…) « Je sais pas si c’est le suspens ou quoi, mais j’ai mis dix épisodes à me rendre compte que je n’avais qu’une envie, voir la suite. Je me sentais proche du héros, j’espérais qu’il reste en vie. Pourtant c’est invraisemblable comme série. Jack Bauer, c’est le héros, il ne mange pas, boit pas pendant 24 heures, c’est ridicule. À la fin, j’étais encore plus fan que mon copain, et pourtant, lui, il arrête pas de regarder des séries. J’arrive toujours pas à accepter ça. Je me suis laissé entraîner, et j’ai fini comme tous ceux qui perdent leurs soirées devant les séries. J’aurais dû dire non, mais des fois, c’est pas facile ».

Alexandra (S+P+), qui regarde régulièrement les Sopranos affirme que la série lui a donné « le goût du monde des mafieux ». (…) « Elle nous apprend comment les choses se passent à l’intérieur, les rituels, les gangs, les liens de famille. Bien sûr, c’est violent, mais ça en dit beaucoup sur les êtres humains, le besoin d’être avec les siens pour faire du commerce, prospérer. La série parle aussi des immigrés aux Etats-Unis, comment on peut s’en sortir, la façon dont l’Etat range tous les immigrés italiens dans la mafia, ça parle de stéréotypes et aussi des rapports hommes/femmes, brutaux, primaires, si différents des nôtres dans les grandes villes, et pourtant ça se passe près de New York ». (…) « Comme Tony Soprano suit une thérapie, on découvre aussi ce monde-là, j’avoue que ça m’a rendu crédible la possibilité d’une guérison psychologique par une psychothérapie. On voit comment le docteur s’y prend pour aider le mafieux. Je pense que ça a dû pousser pas mal de gens à consulter, c’est une excellente pub pour ce métier ». Marine, elle, du groupe S+P-, a appris sur les hommes en regardant Ally MacBeal : « Moi je n’ai pas eu beaucoup d’expériences amoureuses. C’est souvent un regret, et là dans la série, elle rencontre des dizaines d’hommes très différents. Bien sûr, c’est une jolie avocate, mais comme elle a un côté fleur bleue, on peut toutes s’identifier à elle. Entre copines, on parle aussi des hommes qu’elle voit, on se dit qu’on préfère celui-ci, ou celui-là, c’est un peu comme si on draguait aussi à travers elle, on apprend des trucs, on se rend compte de nos erreurs aussi, ça donne confiance en soi, on se dit qu’on peut faire aussi bien qu’elle ».

Dans un second temps, nous pouvons dégager des contributions en termes de socialisation par reproduction d’éléments rendus disponibles par les séries américaines de fiction. L’individu reproduit alors, imite ce qu’il voit, ou entend grâce à l’écran. Il dit utiliser dans son quotidien des informations ou des attitudes empruntées aux séries, soit pour régler des situations identiques, soit pour se distinguer par la référence à ces divertissements populaires. A fortiori, ces emprunts peuvent permettre une reproduction d’éléments formels (formules, attitudes, gestes, habillements, musiques) ou substantiels (discours, opinion, situations, représentations).

Voici ce que dit Elisa (S+P-) sur le sujet : « Très vite après le début de la saison Friends, j’ai commencé à copier Jennifer Aniston, l’actrice qui joue le personnage de Rachel. J’ai acheté les mêmes types de vêtements, je me suis coiffée pareil, j’ai apporté à ma coiffeuse une photo du personnage, je la trouvais trop jolie et je me suis dit que ça m’irait bien ». (…) « Je n’étais pas obsédée par elle quand même, il arrivait aussi que j’habille mon homme comme Ross, son copain dans la série, c’est un peu dingue, je sais, mais bon, je trouvais ça marrant ». (…) « Et puis sinon, il y a aussi le rôle de Chandler qui est excellent. Il fait des blagues tout le temps, j’en ai ressorti une ou deux, et des fois, je joue à être comme lui dans les soirées, je fais tout le temps de l’humour, mes amies aiment bien, on a pas l’habitude qu’une fille parle comme ça devant les autres ». Cathy, du groupe S+P+, s’exprime, elle à partir de la série Sex and the City : « Cette série a fait beaucoup de bien aux filles. Elles ont banalisé la parole « sexuelle ». Je me suis moi-même exprimée plus librement sur le sujet, sur ma sexualité, c’était devenu normal après coup. Il faut dire que tout est passé en revue par le quatuor de filles de la série, tout est disséqué, je connais beaucoup d’amies qui ont moins honte d’aborder le sujet, ou même d’aller dans des sex-shops ». (…) « C’est tout un mode de vie qui est devenu normal, celui d’avoir un boulot superficiel, de faire du shopping, de considérer les hommes comme des amants potentiels, j’adore regarder des saisons entières, je me suis acheté tous les coffrets. Mon ami dit que je ressemble à Carrie, l’héroïne principale, ça me fait plaisir. Ça m’empêche pas de danser devant mon miroir en chantant du Barry White comme Ally MacBeal, mais Sex and the City a eu beaucoup plus d’impact sur moi et mon entourage ».