E) Sur la question du maintien de l’intérêt politique par les séries américaines de fiction

Sur les 186 personnes interrogées par questionnaire, deux, seulement ont indiqué avoir pensé au politique en regardant des séries américaines à la télévision. Ces deux individus (Charlène du groupe S-P- et Bruno, du groupe S-P+) avancent le même argument, à savoir que c’est en questionnant le succès de tels programmes qu’ils en sont venus à se demander pourquoi les chaînes luttaient pour remplir leurs grilles de ces produits et que leur raisonnement s’est lentement déplacé vers le politique. La première insiste sur la forte « moralisation » dispensée par les situations de séries, montrant souvent des héros « fragiles, faibles, qui ont besoin d’être assistés ». Pour elle, les spectateurs sont maintenus dans de l’ « émotionnel », du « virtuel », et c’est pour elle une volonté politique de la part des chaînes de télévision qui utilisent ces programmes à leur profit. Le second individu, lui, a été frappé par l’absence de politique, et c’est comme ça qu’il en est venu à penser « politique » devant des programmes qui n’en diffusent pas de représentations substantielles.

Les autres questionnés ont formulé des réponses souvent semblables, en remarquant généralement pour la première fois l’absence de politique dans les séries américaines. « Je n’y ai pas pensé » (Anatole, S-P+), « Oui, c’est vrai, il n’y a pas de politique. C’est étrange, non ? » (Olivier S+P-), ou  encore « pourquoi y aurait-il de la politique ? » (Gabriel, S+P+), sont les principales réactions à la découverte de ce manque criant dans la représentation à l’écran de nos sociétés modernes.

À l’inverse, une dizaine d’individus, répartis majoritairement sur le groupe S-P+, affirment dans leurs réponses penser « moins » à la politique en regardant les séries. Ils ne parviennent pas véritablement à clarifier cette affirmation, et demeurent souvent vagues quand il s’agit d’expliquer pourquoi ils ont répondu ainsi. Caroline, par exemple, soutient que « justement, je regarde des séries pour ne pas penser à la politique, au côté sérieux des choses ». Pourtant, elle considère aussi que les séries sont « sérieuses » : « Ce n’est pas non plus comme un jeu, je me laisse vraiment guider par les séries, je ne sais pas si c’est leur rythme ou les scénarios, mais on aurait envie que ça dure toute la vie, que ça ne s’arrête pas ». (…) « On se prend d’affection pour les personnages, ils sont de notre côté, ils ne cherchent pas à nous faire du mal ». Simon, lui aussi du même groupe, partage son opinion et sa difficulté à argumenter sur le sujet : « Dans la vraie vie, les hommes politiques se créent des personnages, on voit leurs faiblesses et fatalement on les aime moins. Les héros dans les séries sont sympathiques et c’est plaisant de suivre leurs aventures. Je pense moins à la politique devant ma télé car je n’aime pas vraiment la politique et que dans les séries, il y a tout ce que j’aime ».

On peut facilement imaginer après ces réponses que les créateurs/producteurs ne lancent pas sur le marché des séries remplies de politique car les spectateurs ne « suivraient » pas, n’aimeraient pas, et pourtant la série The West Wing touchant aux coulisses de la Maison-Blanche a connu des audiences témoignant d’un vaste popularité sur le territoire américain, donc ce n’est pas la seule explication de l’absence du politique dans ces fictions.

L’enquête par questionnaires aura montré que les individus entre 18 et 30 ans s’intéressent plus aux séries américaines qu’au politique, le temps conséquent passé par la majorité d’entre eux devant ces émissions de télévision peut dès lors contribuer à la baisse du niveau d’intérêt pour le politique ou encourager la formulation de jugements négatifs sur le politique de la part de cette tranche de la population. Ces représentations du monde sans politique ne peuvent qu’éloigner de l’intérêt pour le politique des spectateurs assidus.

Si la télévision est la principale source d’informations politiques des individus et que la majorité des spectateurs de 18 à 30 ans regardent en priorité et presque exclusivement des programmes de fiction qui évacuent le politique de leur quotidien, la principale contribution des séries implicitement politiques à la formulation des jugements sur le politique sera de détourner les regards de ces spectateurs des informations politiques parfois essentielles pour la formulation d’un jugement éclairé sur le politique. Et l’on peut pourquoi pas aussi imaginer qu’elles sont susceptibles de participer à leur baisse d’intérêt pour le politique en général.

Le temps passé devant les séries est du temps de moins utilisé à regarder des journaux ou des débats télévisés qui sont, eux, sources principales d’informations politiques à la télévision. L’accès à ces programmes diminue avec la montée en puissance des séries qui sont aussi très facilement téléchargeables sur Internet, ce qui augmente encore leur nombre et leur disponibilité. Si la télévision est une source importante de socialisation et de politisation, alors moins de temps passé devant les informations politiques peut contribuer à simplifier, banaliser ou orienter la formulation du jugement politique, sur un nombre moins élevé d’informations, ou sur un certain type d’information (stéréotypes, vie privée, rumeurs, slogans).

Comme il est cependant difficile en science politique de mesurer scientifiquement les effets de l’absence de message politique à la télévision sur la formulation des jugements concernant la politique, il nous faut nous tourner désormais vers les réactions individuelles des personnes interrogées au visionnage d’un message explicitement politique de la part de ces séries pour nuancer et décrire plus précisément les types de contributions de la fiction américaine sur les opinions personnelles. L’enquête par entretien va nous fournir à ce titre plus de données, plus de réponses et plus de complexité pour tenter de répondre aux questions posées par notre problématique de travail. Mais avant de présenter et d’analyser les résultats de ces entretiens, il faut d’abord nous intéresser au profil des personnes ayant accepté de participer à cet entretien qui vient prolonger la discussion sur le sujet : séries et politique.