Chapitre 1. Une enquête après visionnage d’un épisode de série américaine

Les entretiens individuels se sont tous déroulés selon un mode opératoire identique. Individuels car les entretiens en groupe sont souvent difficiles à « démêler » : les individus se comportent différemment seuls ou en groupe, et il s’agissait ici de confronter un individu plus ou moins intéressé par la politique et les séries américaines à un épisode d’une série en particulier. Le choix d’ un épisode de la série The West Wing s’est imposé à nous car ce programme venait juste de débuter une diffusion sur les grandes chaînes de télévision (France 2 et France4) alors qu’il était jusque-là réservé aux chaînes du câble spécialisées dans les séries (dont Série Club). Utilisant pour décor la Maison-Blanche et souhaitant monter au téléspectateur les coulisses du pouvoir et les véritables fonctions des hommes politiques américains, la série offre une véritable réflexion sur la politique et son personnel. Ce cadre est favorable à révéler l’opinion politique que le spectateur porte en lui, ainsi que son jugement personnel sur la politique. L’exposer à de tels messages semblait évident dans le cadre du sujet de notre thèse. Majoritairement apolitiques au sens où faisant disparaître le politique institutionnel des écrans, les autres séries américaines ne permettaient pas, nous semblait-il, de provoquer un échange nourri sur le sujet entre l’intervieweur et l’interviewé.

Il s’agissait alors de faire visionner dans un premier temps à l’interviewé un épisode de cette série américaine de fiction politique The West Wing, d’une durée de 42 minutes, L’épisode porte pour nom « Isaac et Ismaël », il constitue le premier épisode de la troisième saison de la série, et joue le rôle d’un épisode à part dans l’histoire de la série. Écrit spécialement après les évènements du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, il est dédié aux victimes de l’attentat et son contenu est différent d’un épisode classique. Il concentre en effet les principaux thèmes de la série, montre tous les personnages de premier ordre, et utilise un dispositif ouvertement « pédagogique ».

Dans les faits, une alerte à la bombe menace la Maison-Blanche. Selon les règles de sécurité, aucune personne ne peut quitter le bâtiment avant la fin de l’alerte. Une classe de lycée, qui était en train de visiter ce lieu se trouve enfermée avec ses professeurs. La classe se retrouvera ainsi dans la cafétéria de la Maison-Blanche avec l’équipe présidentielle, et même le président en personne. Ce huit-clos permettra à chacun de débattre du phénomène du terrorisme et de clarifier ses origines et son avenir. Pendant ce temps, un suspect est arrêté dans le bâtiment. Il sera relâché à la fin de l’épisode, quand le vrai coupable de l’opération sera identifié. Cet épisode est disponible en DVD avec notre travail. Lors des entretiens, nous utilisions le magnétoscope ou le lecteur DVD de l’interviewé s’il en possédait un, ce qui a toujours été le cas.

Après le visionnage de la série, nous pouvions commencer l’entretien en lui-même. Cet entretien comptait trois parties : un test de mémorisation comprenant 9 questions, un test de compréhension de 7 questions et enfin une enquête sur les représentations et les pratiques, comportant 12 questions.

Le test de mémorisation avait pour but de poser à l’interviewé des questions factuelles, qui portaient sur des données descriptives, afin d’observer ce que la personne retient ou non « à chaud » du visionnage de la série. Avait-il retenu, ou non, telle image ou action lors du visionnage de l’épisode « Isaac et Ismaël » ?

Le teste de compréhension tentait de poser des questions qui demandaient une attitude réflexive de la part de l’interviewé, avait-il compris ou non telle donnée, image ou discours, de l’épisode qu’il venait de visionner ?

Ces deux premiers tests nous serviront ainsi à vérifier nos hypothèses concernant les contributions possibles des séries américaines de fiction sur la formulation des jugements politiques en termes d’informations et de compréhension du politique.

L’enquête sur les représentations et les pratiques, enfin, nous permettait de confronter une idéologie politique de l’interviewé, idéologie au sens d’une « organisation d’opinions, d’attitudes et de valeurs, une façon d’envisager l’homme et la société » selon la définition d’Adorno (Adorno, Frenkel-Brunswik, Levinson, Sanford,1950, p.2), au visionnage d’une série explicitement politique qui possède elle aussi une idéologie politique propre, basée sur des personnages appartenant au parti démocrate américain, défendant à ce titre certaines valeurs (« justice, liberté, respect des droits humains » selon Martin Sheen, l’acteur incarnant le président Bartlet dans The West Wing, et membre du parti démocrate dans un de ses discours prononcé lors de la campagne présidentielle de John Kerry en septembre 2004). Il s’agit alors de faire produire à l’interviewé un discours à la fois modal (tendant à traduire son état psychologique) et référentiel (décrivant l’état des choses), afin de saisir plus précisément les contributions du visionnage de la série américaine sur son « intérêt » personnel pour la politique.

Ce mode opératoire s’accompagnait évidemment d’un accès direct à l’interviewé, bien défini au préalable par les deux parties. Après confirmation au téléphone de sa participation volontaire à l’entretien, nous fixions un rendez-vous individuel d’une durée de deux heures avec la personne à interroger. Ces rendez-vous avaient la particularité de prendre place au domicile de l’interviewé, la plupart du temps dans le salon où se trouve la télévision du foyer, et, ce, à un horaire de « repos », généralement le soir, entre 19h et 21h, ou bien entre 12h et 14h, voire le week-end. Le choix du lieu de déroulement de l’entretien (le domicile de l’interviewé) favorisait un discours centré autour de la vie quotidienne, mais nous préférions faire visionner la série américaine à l’endroit même où l’interviewé avait l’habitude de regarder des séries ou d’autres programmes télévisuels. Les biais et les résistances (désir de ne pas perdre la face) entourant le discours obtenu nous semblaient alors moins « nocifs » que si l’entretien s’était déroulé dans les locaux pédagogiques de l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, ou même à notre domicile. La gêne et le recul avec les situations à l’écran auraient, nous semble-t-il, été plus contraignants dans ces derniers cas, plus aptes à biaiser les résultats de notre travail.

Nous avons débuté notre enquête par huit entretiens préparatoires afin de vérifier et de solidifier les problématiques engagées, tout comme chaque question des différents tests ; c’est la raison pour laquelle ces entretiens n’ont pas été conservés dans la présentation finale des résultats.

Voici maintenant l’entretien « test » qui a été soumis aux 43 personnes volontaires. Les questions de l’entretien principal sont suivies des hypothèses de travail soulevées par chacune d’entre elles.