B) Quant à la production d’une résistance aux messages de la part des téléspectateurs

Notre quatrième partie de thèse nous aura permis de distinguer quatre profils-type de téléspectateur, des profils dissonants par rapport aux quatre groupes constitués autour des deux grandes variables : intérêt pour le politique et intérêt pour les séries. Ce classement en profils-type soulignera l’importance du degré de résistance aux messages médiatiques du téléspectateur dans son mode d’identification et de croyance aux représentations du monde portées à l’écran. L’enquête pas entretien nous donne ainsi l’opportunité de développer ce sujet grâce aux réponses plus complètes des individus interrogés sur leur rapport à la télévision, et plus particulièrement à The West Wing.

Dans The nature and origins of Mass opinion (1992), John Zaller insiste sur le fait que les citoyens varient dans l’attention qu’ils portent habituellement à la politique ainsi que dans leur niveau d’exposition à l’information politique (1992, p.91). Selon lui, la capacité de réaction critique aux arguments développés par les élites et aux arguments repris dans les médias varie en fonction du degré de compétence politique de la personne. Il montre également que l’effet des médias est le plus puissant sur les individus qui sont moyennement informés, pas vraiment intéressés par la politique. Dès lors, il existe des téléspectateurs très attentifs qui sont capables de résister aux « messages persuasifs » diffusés par les élites au travers des médias (ibid, p.96).

Cette référence nous intéresse particulièrement à l’issue des entretiens que nous avons menés, puisque plus que leur appartenance politique ou que leur niveau social et culturel, un nouveau clivage est apparu au cours de l’analyse de ces entretiens : il s’agit de la perméabilité des téléspectateurs aux messages « émis » par les séries américaines, dont ils se laissent plus ou moins imprégner. C’est ainsi la résistance de chacun aux messages qui constitue ici un clivage dépassant la typologie préalable à l’interprétation des données et qui classait les interviewés en quatre groupes distincts selon leurs intérêts respectifs pour les séries et/ou la politique. Ainsi la contribution des séries à la formulation des opinions politiques semble d’emblée plus caractéristique si la personne en contact avec le message ne se méfie pas de lui, ou en tout cas ne se livre pas à un décryptage personnel des informations qui lui sont transmises.

En n’étant pas dupe des données « économiques » dont nous avons parlé plus haut (une réception programmée, des chaînes dirigées par des représentants du pouvoir économique et politique, une télévision qui peut endosser le rôle de transmetteur de domination culturelle), l’interviewé s’oppose directement à la contribution du message sur son opinion et l’indique de surcroît dans son discours. Si Julien (du groupe S+P+) considère que les séries américaines de type « dramédies » ne sont « pas assez réalistes pour nous tromper », Sylvie (S-P-), pense, au contraire que le spectateur « peut se laisser tromper », que les séries sont des « caricatures » qui sont destinées à faire passer des messages politiques sur le monde actuel.

Le cas de Sylvie vient dès lors nuancer l’affirmation de Zaller selon laquelle les individus les moins informés sont les plus influencés par les médias, incapables d’interposer une résistance suffisante entre la formulation de leur jugement sur le politique et les messages politiques fournis par la télévision. On le voit donc, certaines personnes bien que très peu intéressées par la politique et/ou les séries fondent leur désintérêt sur la résistance aux messages, sur la compréhension même d’un mode économique de fonctionnement des médias ou sur une lassitude appuyée face au traitement de la politique par ces médias.

La défiance envers la politique est telle qu’elle engendre parfois une forme de résistance à tout message politique émanant des médias, et de la télévision en particulier.

Ces résultats nous ramènent ainsi au plus près des préoccupations récentes de la science politique et de sa branche plus « cognitiviste » (Page, Shapiro, 1987) consacrée à l’étude de la formation des opinions. Deux articles importants ont d’ailleurs été publiés dans des revues américaines cette année, tous deux relatifs aux « résistances » à l’influence politique des programmes de télévision.

Le premier, paru en février 2005 dans la revue américaine de science politique, s’intitule « The New Videomalaise : Effects of Televised Incivility on Political Trust ». Diana C. Mutz et Byron Reeves interrogent la notion « d’incivilité », d’impolitesse dans la manière qu’a la télévision de traiter les affaires politiques et les hommes d’Etat. Selon eux, plus la télévision « parle mal » de la politique, plus les spectateurs sont dirigés vers une opinion négative de celle-ci, plus les avis négatifs augmentent (2005, p.13). De plus, ce média pousse les téléspectateurs à privilégier, dans leur évaluation des candidats à une élection, la personnalité desdits candidats à leurs idées. Le « bas niveau » (p.2) de la confiance politique des individus est « excité », accru par le « ton » déplacé des débats politiques à la télévision, par la façon dont les journalistes parlent de l’institution politique. Les hommes politiques croyaient profiter de tant d’exposition sur le petit écran, cette étude vient donc remettre en cause cette hypothèse avancée trop vite.

Le second article qui nous intéresse est sorti au printemps 2006 dans le journal d’études politiques de l’université du Michigan. Lawrence A. Reicher y mène une analyse quantitative de l’influence politique du Daily Show with Jon Stewart. Cette émission, très regardée aux Etats-Unis, est animée par un comédien qui parle de politique, reçoit des personnalités et débat avec eux de manière franche et parfois provocatrice. Reicher montre à partir d’une étude menée sur les étudiants de l’université qu’il existe d’abord une corrélation entre l’appartenance démocrate et libérale du présentateur, du ton de l’émission en général, et l’opinion politique des téléspectateurs. Ceux qui ont voté pour Georges W. Bush à la dernière élection présidentielle regardent moins, apprécient moins The daily Show (p.91). L’auteur montre a fortiori que ceux qui regardent cette émission ont plus voté à la dernière élection présidentielle que ceux qui préfèrent une autre émission politique, comme le talk-show de Jay Leno ou celui de David Lettermann. Il constate en parallèle que les étudiants qui ont voté en 2004 regardent plus les informations télévisées que ceux qui n’ont pas voté. Il confirme aussi l’affirmation de Zaller selon laquelle les opinions partisanes sont de véritables sources de résistance à l’influence des messages politico-médiatiques (p.120). Il montre que les spectateurs les plus « républicains » du Daily Show sont difficilement influençables par les propos politiques tenus au cours de l’émission, et aussi que ceux qui ne portent que peu d’intérêt à la politique se laissent plus « facilement » influencer par la manière dont les sujets politiques sont traités par l’animateur (p.84).

Nous avons vu que notre typologie par groupe créé à partir des résultats des questionnaires « Séries et Politique » des 186 personnes interrogées n’est plus vraiment d’actualité quand on se penche sur les pratiques télévisuelles des individus et surtout sur celles des 43 personnes entretenues. Certaines attitudes se dévoilent notamment, s’alignant autour de la notion de « résistance » aux messages, notion qui intéresse actuellement les chercheurs en science politique.

Cette résistance est d’autant plus forte que le taux de compétence civique est élevé, mais aussi parfois, et c’est là une nuance qu’il faut souligner, lorsque l’intérêt pour la politique est faible, cette résistance incarnant alors une défiance à toute épreuve face aux messages politiques, médiatiques ou non. Qu’en est-il maintenant des contributions politiques, à l’issue du visionnage d’un épisode de la série The West Wing ?