C) Des contributions en termes d’informations et de compréhension du politique

Nous avons vu, lors des premières synthèses des résultats par groupe, que la totalité des personnes interrogées a pu retenir des informations proposées par l’épisode de la série The West Wing, et a généralement pu aussi associer ces informations pour restituer avec plus ou moins de précision les situations politiques et les argumentations disponibles à l’écran.

Cette restitution leur aura a fortiori permis de se situer politiquement en utilisant les modèles proposés par la série et compris par eux. Il convient néanmoins de revenir sur les différents niveaux de ces contributions en termes d’informations et de compréhension du politique afin de valider nos hypothèses émises en amont de notre travail.

Avant de détailler ces formes, ces liaisons entre la formulation du jugement sur le politique et le visionnage de séries américaines, voici un tableau rassemblant les niveaux d’intérêt pour les séries et le politique des quatre groupes étudiés (ramenés d’un total sur 150 à un total sur 15 afin de simplifier le schéma proposé), comparés au nombre de fautes réalisées par chacun de groupes en moyenne dans les tests de mémorisation et de compréhension (elles aussi ramenées à un total sur 15).

Ce tableau nous fait d’abord remarquer que c’est le quatrième groupe (S-P-) étudié qui a réalisé le plus de fautes aux deux tests de mémorisation et de compréhension, tandis que le premier de ces groupes (S+P+), lui, aura été le plus attentif, commettant le moins de fautes. On pourrait donc penser que c’est le niveau d’intérêt pour l’une ou l’autre des variables retenues (séries, politique) qui joue un rôle sur le résultat aux tests.

Or on s’aperçoit à la lecture du tableau que le fort intérêt pour le politique du groupe S-P+ lui donne un bon résultat au test de compréhension et un nettement moins bon au test de mémorisation, et aussi que l’intérêt pour les séries fort du groupe S+P- lui fait réaliser un meilleur test de mémorisation que S-P+, mais un plus mauvais test de compréhension.

Les intérêts envers les séries et le politique doivent dès lors être conjoints pour qu’il y ait un meilleur taux de bonnes réponses aux tests, et généralement absents pour générer de mauvais résultats aux tests.

Il convient de préciser que l’intérêt fort pour les séries et le politique a pu profiter à ceux qui ont visionné l’épisode de cette série explicitement politique. Leur niveau d’attention et d’implication en tant que téléspectateurs a sans doute été augmenté par l’exposition à l’objet The West Wing, ce qui leur aura a priori permis de mieux retenir ou mieux comprendre les situations développées à l’écran.

Quand on compare les groupes selon les autres variables connues (niveau de diplôme, âge, sexe, CSP, situation familiale), l’éparpillement des résultats redevient général, il n’y a pas de tendance lourde qui peut être soulignée. Il faut donc, pour surmonter cette difficulté, nous pencher plus avant sur les réponses formulées au questionnaire afin de retenir les différentes formes possibles de contribution en termes d’information et de compréhension des séries à la formulation des jugements sur le politique.

L’impact des informations politiques diffusées par la série peut se caractériser de manière positive ou négative dans son utilisation par les personnes interrogées pour formuler un jugement sur le politique. Nous avons dégagé six formes possibles, trois positives et trois négatives, de contribution de ses informations menant le plus souvent à la compréhension du politique à l’écran.

Quand nous utilisons le terme de contribution « positive », nous voulons indiquer que l’individu prend en compte l’information mise en disponibilité par la série pour avancer, progresser, transformer l’état de la formulation de son jugement sur le politique. À l’inverse, quand nous parlons de contribution « négative », nous souhaitons décrire une situation où la formulation du jugement est gênée, remise en question par la diffusion de cette information.

Commençons donc par les contributions « positives » :

Voici ce que dit la première au cours de l’entretien quand on lui demande si elle est d’accord avec les arguments politiques développés dans l’épisode de The West Wing : « Difficile de ne pas être d’accord. J’avoue que je ne m’étais jamais vraiment interrogée en public sur le terrorisme en général. On en parle beaucoup à la télévision, surtout depuis le 11 septembre, j’ai bien quelques idées, mais c’est la première fois que j’en parle comme ça. Faut dire que la série nous pousse à prendre position ». Le second, lui, réagit quand nous lui demandons à quel parti politique appartiennent les héros de la série : « Ils ont fait une série pour expliquer comment leur Etat réagit contre le terrorisme, c’est pour ça que je crois qu’ils sont de droite. C’est drôle, vous savez, je ne parle jamais de politique, ni avec mes amis ou ma famille. C’est comme ça. Ça me fait bizarre d’en parler ici. J’ai mes opinions, je pense ce que je pense, mais je le dis jamais. Ils parlent politique comme si c’était normal dans la série, alors on en parle aussi, je ne sais pas si c’est bien ou mal ».

Dans ces deux exemples, la série « libère » en quelque sorte la parole politique des téléspectateurs. Ils avaient déjà un avis sur la question, sur leurs préférences politiques, sur ce qu’ils pensaient à propos de tel ou tel sujet politique, mais ils ne l’avaient pas encore exprimé. Même si la nature même de l’entretien les poussait à formuler des avis clairs et tranchés, ils se sont sentis rassurés par la « banalité »  du propos politique de la série.

David, 25 ans, du groupe S-P-, nous dit : « J’ai voté souvent pour Chirac, je voterai pour celui qu’il veut mettre à sa place. Je sais pas, c’est une colle. Je sais que c’est bientôt, mais jsuis à la rue question politique. (Un moment). Peut-être que ce sera De Villepin. Oui, de Villepin. Il ressemble bien à ceux de la série-là, engagés pour leur pays, il a envie de faire quelque chose, je l’ai entendu parler la semaine dernière. Il faut des gens engagés. Comme dans la série. Je crois que je vais voter pour lui, j’y avais jamais vraiment pensé. Faut qu’il se présente maintenant. C’est pas sûr. On verra. J’aurais au moins appris quelque chose aujourd’hui ». Et Véronique, 21 ans, du groupe S+P- s’interroge sur le rôle politique de la série américaine : « Je ne pensais pas qu’on puisse se poser la question. Si une série est politique ou pas. Là oui, bien sûr. La série peut être politique. Je me suis dit ça pendant qu’on regardait. Moi j’ai toujours su que la télé avait un rôle à jouer dans tout ça. Mais je la regarde quand même beaucoup. Un peu trop c’est sûr, mais là, je vois où vous voulez en venir. Vous voulez mon avis ? Je tente quelque chose. Peut-être que j’ai tort, ça me vient comme ça. On a le temps ? Je pense que si ça peut donner envie de faire de la politique tant mieux, mais je ne sais pas si ça peut marcher. J’ai peur que les gens soient trop repliés sur eux-mêmes, ils sont assez désabusés, c’est ce que je crois, ils se laissent guider. C’est en voyant la série qu’on se dit ça. Il y a des gens qui savent mieux que nous, des hommes politiques, alors pourquoi s’en mêler. Et puis on a trop de problèmes pour s’occuper en plus de la politique. On se sent débarrassés d’un poids en leur laissant. Finalement, ils sont pas si horribles que ça ».

Ces informations fondamentales donc, politiquement, font aboutir un jugement ainsi que la formulation de celui-ci en même temps ou peu de temps après.

Clément, 25 ans, par exemple, du groupe S+P+ répond à la question sur les différences entre l’équipe présidentielle de la série et la classe politique française : « Les hommes politiques, selon moi, vivent dans un autre monde, autant social que culturel. Ils ne sont pas proches des électeurs. Ceux de « Maison-Blanche » veulent le dialogue et la compréhension, c’est l’inverse. Même des gens comme Montebourg ou Mélenchon, censés représenter le peuple, n’atteignent pas la cheville de ces « héros ». On sent qu’il ne vont pas tarder à tomber dans des magouilles, pas les héros. (Il se met à rire). Je ne pensais pas que je dirais un jour du mal de Montebourg. Je l’aime bien. Je l’aimais bien. Il faut que j’arrête de voir le bien partout. C’est comme ça qu’on avance, non ? Je deviens un spécialiste ». Pour Fanette, 24 ans, du groupe S-P+ : « Les hommes politiques de l’épisode veulent nous dire la « vérité », ils assènent leurs vues historico-personnelles, ou quelque chose comme ça, que je trouve d’ailleurs un peu « limites ». Je ne crois pas que les gouvernements détiennent une vérité aussi écrasante, les spectateurs ne seraient donc qu’une bande d’élèves boutonneux, je trouve le propos très dégradant pour ceux qui regardent. « On va vous expliquer… », ce côté prof est insupportable. Vous devez penser que j’en veux à mort aux hommes politiques ? Oui, c’est vrai. C’est un monde d’hommes d’abord. Dans la série aussi. Les femmes ressemblent à des hommes, ils nous obligent à croire que c’est le seul monde possible. C’est rare que je m’emporte comme ça, mais là, je trouve qu’il y a plein de bonnes raisons de s’énerver. Il faut être critique sinon on en sort pas. Ne pas se laisser faire. Je suis plus militante que d’ordinaire, mais c’est ce que j’ai envie d’être. De plus en plus ».

Ils vont tous les deux plus loin dans leur raisonnement. Ils avancent dans la formulation de leur jugement sur le politique et prennent aussi confiance en eux dans l’énoncé de ce jugement.

Continuons par les contributions « négatives » :

Laura, 21 ans, du groupe S+P- nous dit qu’elle partage l’avis des héros de The West Wing sur les questions politiques intérieures et extérieures des Etats-Unis : « Oui, je pense que je suis d’accord. J’ai appris des choses sur le terrorisme, ils ont bien expliqué. Mais bon, c’est un discours de professionnels, moi j’ai pas le niveau, vous allez sûrement vous moquer de ce que je vais vous dire, je vais plus oser parler. Je préférerais qu’on change de question ». Julie, elle, 20 ans, du groupe S-P-, se sent tout aussi dépassée : « Mon discours à moi, il est pas la hauteur de ce qu’on vient d’entendre, je sais. Dans la série, ils font comme si c’était normal de tout connaître en politique, je pense qu’on peut vivre sans avoir d’avis sur le sujet. Ça me donne mauvaise conscience. J’ai l’impression d’être nulle. Je vais pas regarder beaucoup la série après (Elle rit). Je devrais pas rire. C’est pas drôle de se sentir nulle ».

Cette dévaluation nuit à la formulation du jugement qui est ainsi susceptible de se modifier à l’avenir, entraînant de la part de la personne interrogée une difficulté supplémentaire dans l’affirmation publique d’une opinion sur le politique.

Mehdi, 21 ans, du groupe S-P- répond à la question de l’entretien concernant l’influence possible de la série sur ses idées politiques, voici ce qu’il nous dit : « Non, je ne pense pas qu’elle m’influence, moi, mais bon je suis pas maître de mon cerveau des fois. Elle m’a tout embrouillé c’est sûr. Je pensais que c’était le Président qui prenait les décisions, et en fait c’est tous les autres types qui parlent aux enfants ? J’ai rien compris, en fait. C’est le gouvernement ? C’est des ministres. Ils sont jeunes pour être des ministres. La politique, c’est pour les vieux, non ? J’ai pas l’esprit clair, là. C’est de l’influence, ça, tu crois ? Ils sont gentils dans la série, je ne suis plus sûr. Ils torturent un arabe, non ? ». À propos de l’origine politique des personnages de la série, Benoît, 27 ans, du groupe S-P+, répond : « C’est un discours démocrate, je pense. C’est une question difficile. Si j’étais américain, je voterais pour les républicains, pas les démocrates, et là, le discours démocrate me plaît bien, si je ne me suis pas trompé de camp. Je me suis trompé c’est sûr. Les démocrates, Clinton, tout ça, c’est pas vraiment mon truc. Ce qu’ils disent dans la série, je suis plutôt pour. Je me sens idiot. Je recommence. Il pourrait (le discours) être repris par Tony Blair, surtout en ce moment (juillet 2005, attentats à la bombe à Londres). Pas par Berlusconi, ni chez nous, nous sommes encore plus divisés, la gauche parlerait plus de social et la droite plus de la police, là c’est un peu des deux ensemble. C’est un piège. Je n’ose pas dire démocrate. Je ne sais plus ».

Certaines informations politiques sont dès lors rejetées par la personne interrogée car elles ne correspondent pas au jugement sur le politique émis jusque-là. La compréhension de la série en pâtit, tout comme la formulation du propre jugement de l’individu.

Sandra, 24 ans, du groupe S-P- refuse de se prononcer pendant l’entretien à propos d’une question touchant aux arguments politiques des personnages de la série : « Vous savez, je ne travaille pas, je reste à la maison avec mon fils, ça demande énormément de travail, j’écoute les infos à la radio de temps en temps. Je regarde pas mal la télé, mais c’est souvent l’après-midi, il y a les séries que je regarde, comme Les feux de l’amour ou Derrick ; elles ne ressemblent pas à celle-ci. Je ne sais pas quoi vous dire. Je n’ai pas envie de continuer. (Un moment). Ça ne me parle pas. Je ne comprends pas la question. Je ne veux pas parler de politique ». Matthias, 22 ans, du groupe S-P+ ne veut pas se positionner sur la même question : « Ce serait trop long à expliquer, et puis je n’ai pas d’avis global. Ce ne sont même pas de vrais hommes politiques. Pourquoi j’écouterais ce qu’ils ont à dire. C’est idiot de se positionner sur de la fiction. C’est n’importe quoi. On n’y comprend rien en plus. Les acteurs en font des tonnes pour rendre la politique sympathique. Je pourrais parler des heures de la télévision. Je la supporte pas. Je ne leur ferai pas ce plaisir-là. C’est du temps perdu. Je ne dirais plus rien sur la télé ».

Le fait de ne pas comprendre les informations développées par la série empêche la personne interrogée de se situer par rapport à elles. Elle préfère ne pas formuler son jugement plutôt que d’essayer d’expliquer son point de vue, quitte à répondre à côté de la plaque.

Poursuivons dans l’étude des contributions possibles des séries américaines de fiction sur la formulation des jugements sur le politique en nous intéressant cette fois aux contributions liées à la déstabilisation ou à la confirmation de ces jugements.