Nous avons abordé la question de la compétence civique des citoyens dans la partie introductive de notre travail, en citant notamment les travaux d’Henry Milner. Les entretiens menés ainsi que les résultats obtenus nous ramènent au problème de la production « ordinaire » d’une compétence politique par une population qui donne de l’importance à une « politique en actes » plus qu’à une doctrine politique particulière. Il s’agit alors de comparer nos résultats à ceux obtenus par d’autres études spécialisées, marquantes et tournant autour de la mesure de la place des médias dans la construction de la compétence politique individuelle.
Les citoyens interrogés par Gamson (1992) montrent qu’ils savent raisonner sur les questions politiques, qu’ils peuvent mobiliser des savoirs politiques tirés de leur propre expérience personnelle ou bien aussi des médias. En 2001, Sophie Duchesne et Florence Haegel séparent une compétence cognitive d’une compétence « sociale » de l’individu : la compétence cognitive et la compétence sociale ne jouent pas automatiquement dans le même sens puisqu’elles puisent à des sources variées et, dès lors, leurs effets peuvent être non seulement disjoints mais contrariés » (ibid., p.100). Politiser, mettre en forme une opinion politique ne vient pas seulement de la compétence cognitive des personnes, mais bien aussi, à un niveau complémentaire, d’une compétence sociale, une légitimité qui intervient dans la discussion, légitimité qui fait prendre position dans le débat73.
La politisation devient alors un « processus qui varie largement au cours d’un même entretien et qui permet d’observer les ressources diverses, que mobilisent les acteurs et qui leur donne la force d’assumer le conflit éventuel » (p.102). Nous avons pu constater lors de nos entretiens pareil « processus », il arrive en effet qu’une personne interrogée se sente plus ou moins attirée vers le politique au cours du même débat, et ce, en affinant ou dépréciant ses propres arguments.
Ce fut le cas de Julie (S-P-) qui figurait dans un groupe de désintérêt pour le politique, et qui, lors de son entretien après visionnage a développé son propos ; plus confiante, elle s’est véritablement appuyée sur ces arguments pour accuser un désintérêt encore plus grand pour la politique, les hommes politiques et leurs actions. Elle commence par dire que la situation politique est « déprimante », puis que les hommes politiques « se battent pour savoir lequel d’entre eux va gagner », puis « qu’ils sont capables de tout quand ils sentent que ça va leur rapporter du fric », et enfin, elle parle d’une « hiérarchie de copinage ».
Moins que des compétences sociales, les personnes que nous avons interrogées utilisent le cadre de l’entretien, plus long dans la durée que les questionnaires pour mieux se positionner, affiner leurs impressions voire parfois de se contredire. On se rapproche plus de la notion de « compétence politique subjective » développée par Daniel Gaxie (2001), compétence qui fait allusion non plus à l’appartenance de classe, au niveau de formation, mais au caractère de la personne interrogée74.
Nous avons rencontré des personnes qui ne se sentaient pas confiantes pour donner leur avis politique à cause de leur niveau social (« Je n’ai pas d’avis » ; « Vous savez, moi, mon avis ne compte pas »), à cause de leur culpabilité de profane, mais le flux de politisation semblait varier au cours de l’entretien aussi et surtout par le temps de parole laissé à l’interrogé qui prenait confiance en lui et alimentait seul une discussion qui tournait autour de la politique et du jugement qu’il portait sur elle.
Nous ne pouvions pas saisir en un seul entretien toutes les compétences sociales de la personne interrogée, nous disposions d’indices comme la catégorie socio-professionnelle ou le dernier diplôme obtenu, indices insuffisants pour remonter aux sources de la politisation par le niveau de classe.
Nous avons cependant montré qu’il y avait une corrélation entre le faible niveau culturel, de CSP et le faible niveau d’intérêt pour la politique et les séries. Ces corrélations tiennent lieu de constats et ne sauraient être généralisées à tous les publics de télévision. Nous avons encore précisé que les personnes qui faisaient preuve d’un haut niveau d’intérêt pour les séries et d’un faible intérêt pour la politique étaient issues d’un niveau culturel et d’une CSP plus élevée, surtout pour les femmes. Celui ou celle qui regarde et s’intéresse aux séries possède un niveau culturel plus élevé que celui ou celle qui ne s’y intéresse pas. Celui ou celle qui possède un faible niveau de CSP ne porte que peu ou pas d’intérêt à la politique.
Ce faible intérêt se conjugue avec un sentiment d’éloignement de la sphère politique. « Les conceptions restrictives de la politique se renforcent d’elles-mêmes » (2001, p.90). Tandis que pour ceux qui manifestent un fort intérêt pour la politique, le scepticisme voit sa cause « non pas dans la conviction de l’insignifiance, mais au contraire dans la déception des attentes déçues » si l’on reprend les mots de Gaxie (2001, p.91). On mesure par là même le caractère inabouti et parfois réducteur des sondages d’opinions, qui ne permettent pas de capturer au plus près cette ambivalence, ce sentiment d’ambiguïté. De plus, les entretiens individuels que nous avons menés ne nous ont pas permis de mettre en lumière une véritable lecture « sociale »75 des séries américaines par les téléspectateurs. L’émiettement des réponses et les profils hétérogènes qui leur correspondent soulignent au contraire le rôle essentiel du vécu, du lien entre l’individu et l’écran, de la résistance du spectateur aux messages médiatiques dans les contributions que ces derniers peuvent avoir sur la formulation des jugements touchant au politique.
La défiance pour le monde politique est le plus souvent décrite avec passion et nombre de reproches. Les personnes interrogées ne restent pas silencieuses la plupart du temps, ce qui avait été le cas au cours des questionnaires. Elles disaient « J’aime la politique », « Je n’aime pas la politique » et en restaient là. Les entretiens montrent à quel point la défiance pour le monde politique est forte, à quel point la déception est grande, trop grande même, ce qui nous fait nuancer notre mesure de l’intérêt pour le politique. Les questionnaires avaient enregistré une marque importante de désintérêt pour la politique. Les entretiens montrent, eux, que les individus s’intéressent suffisamment à la politique pour en dire du mal, en détail.
David Buckingham (2000) s’est intéressé à cette ambivalence dans une enquête sur la défiance des plus jeunes pour la politique « conventionnelle ». Il montre comment les propos des entretenus font preuve à la fois d’une indifférence affichée pour le politique mais aussi « d’une colère, d’une indignation, d’une amertume » qui font écho à l’expérience personnelle ou familiale. Pour Brigitte Le Grignou, un nouveau type d’électeur apparaît ainsi, celui qui possède un savoir politique fragmenté, hasardeux, qui cherche un peu partout des informations sur les candidats qu’on lui propose, qui se fait une idée en construisant brique après brique son raisonnement propre (2003, p.90).
Plus question alors pour les chercheurs de se tourner vers les sources de l’incompétence politique des individus, mais bien plutôt sur les véritables processus de fabrication des opinions, sur le « comment » et le « pourquoi ». Dans cette nouvelle approche de l’étude de l’électeur par les universitaires, l’analyse des informations médiatiques devient alors essentielle.
On se tourne désormais vers la « pluralité des motivations et modalités de prises de décision » (ibid.), la boucle est bouclée, nous revenons aux travaux de Paul Sniderman (1993, 1998). L’énigme de Simon est formulée à nouveau.
Reconnaître les différences de motivations, c’est « faire entre le loup dans la bergerie », car « si l’on veut comprendre la façon dont la politique engage les citoyens, il est indispensable de comprendre qu’ils arrivent à leurs fins par des voies différentes selon l’information dont ils disposent et les hypothèses qu’ils forment » (1998, p.131).
Voir aussi LE GRIGNOU, B. (2003), pp.186-193.
Voir aussi sur cette question l’article de Loïc Blondiaux : « La compétence politique. Nouveaux questionnements et nouvelles perspectives », dans la Revue Française de Science Politique, vol. 57, 2007/6.
SOUCHON , M. (1969), La télévision des adolescents, Paris, Editions ouvrières, et MORLEY, D. (1980), The « Nationwide » Audience : Structure and Decoding, London, British Film Institute.