1. Vision utilitariste de la pauvreté

Le courant utilitariste a dominé depuis des décennies les travaux relatifs à ce sujet. Toutefois, on a assisté depuis les années 1980 à un intérêt croissant en faveur d’une vision plus humaniste du développement et en conséquence à une reconsidération de la question de pauvreté. Notre propos dans ce travail consiste à exposer les fondements principaux de ces deux approches et de présenter les implications méthodologiques dans la cadre de l’analyse de la pauvreté. Il faut dire ici que les premiers travaux sur la pauvreté, menés notamment par Booth (1892) et Rowntree (1901), se sont focalisés sur le revenu des individus pour caractériser les situations de pauvreté sans se fonder sur hypothèses utilitaristes. Il serait absurde de nier que le revenu est une dimension essentielle de la pauvreté.

Durant des décennies, l’appréhension de la pauvreté était purement monétaire. La doctrine utilitarisme prône l’utilisation de la fonction d’utilité, synonyme de bonheur ou de satisfaction des préférences et désirs, en tant que résumé statistique du bien-être. Ainsi, la consommation, le revenu, le bonheur ou la satisfaction de vie4 sont des indicateurs largement rencontrés dans les études et recherches traitant le bien-être individuel.

L’adoption d’un indicateur monétaire permet de classer la population en pauvre et non pauvre. La détermination d’un seuil de pauvreté (ou ligne de pauvreté), en termes de l’indicateur retenu, reste toutefois un préalable à l’identification de la tranche défavorisée de la population. En d’autres termes, si le seuil est calculé, de manière à refléter un niveau de vie jugé raisonnable par les normes de la société, un individu sera classé comme pauvre si son niveau de dépenses - ou tout autre indicateur – n’atteint pas ce seuil.

La nature de ce seuil reste aussi un sujet de controverse entre les partisans d’un seuil relatif d’un côté et les défenseurs d’un seuil absolu. En pratique, cela revient dans le premier cas, à fixer la valeur de la ligne de pauvreté comme une fraction (50 ou 60 %) donnée d’une norme de référence (moyenne ou médiane). Dans le cas d’un seuil absolu, la valeur reste constante en termes de niveau de vie.5

Une fois l’étape d’identification achevée, l’exercice consiste à agréger l’information disponible en une mesure capable de refléter l’ampleur de la pauvreté. Les travaux de Sen (1976, 1979); Kakwani (1980); Chakravarty (1983); Foster, Greer et Thorbeck (1984) ont fourni des gammes de mesures présentant des caractéristiques intéressantes pour une étude fine de la pauvreté.6 Les mesures d’incidence et d’intensité de pauvreté, même si elles restent insuffisantes pour résumer l’ampleur de la pauvreté, restent toutefois très utiles pour en approcher l’étendu. Ainsi, le ratio de pauvreté (Head Count) et le coefficient de déficit de revenu sont largement utilisés.

L’approche utilitariste du bien-être a été largement critiquée notamment par Rawls (1970) et Sen (1984,1985, etc.). La critique de l’utilitarisme admet un double aspect. D’un côté, l’existence humaine ne peut être réduite au seul concept de bien-être. D’un autre côté, même la conception du bien-être à travers l’utilité, risque de nuire à un examen sérieux des privations dont souffrent les gens. Grusky et Kanbur (2003) résument l’ensemble des critiques en trois points essentiels qui ont trait aux hypothèses retenues par la doctrine dominante. Ici nous en présenterons seulement une, à savoir le choix d’un indicateur monétaire comme moyen de ciblage ce qui est de nature à affaiblir l’efficacité des politiques de lutte contre la pauvreté.

Considérer l’utilité comme une mesure du bonheur revient à accorder un rôle central aux évaluations subjectives des individus concernant leur vie de manière globale. L’approche subjective offre ainsi, l’avantage de reconnaître l’effet de variables souvent omises par l’approche objective telles que les expériences et les attentes.

Plusieurs recherches soutiennent que le revenu influence de manière significative le niveau de satisfaction. Toutefois, comme le notent Ravallion et Lokshin (2002), d’autres facteurs entrent en jeu dans la détermination de la satisfaction. Il devient alors nécessaire d’explorer les informations subjectives à fin d’explorer les facteurs qui rendent les uns plus heureux ou plus satisfait que les autres.

Notes
4.

Le concept de satisfaction de vie est préféré à celui de bonheur du fait que le sentiment de satisfaction découle d’un processus cognitif où la personne procède à des comparaisons entre son vécu et ses aspirations. Par contre le sentiment de bonheur implique des éléments de plaisir, et même s’il se rapproche du sentiment de satisfaction, il reste toutefois beaucoup plus suomis aux fluctuations d’humeur vu son caractère spontané et variable (Bouffard et Lapierre 1997)

5.

Le seuil est toutefois ajusté au coût de la vie. La méthode des coûts des besoins de base est la plus utilisée pour la détermination des seuils absolus. Elle consiste à définir dans un premier lieu le coût d’un panier de biens alimentaires suffisants pour satisfaire les besoins de base. En deuxième lieu, il s’agit d’estimer le seuil non alimentaire. Plus de détails seront donné sur ce point dans le premier chapitre.

6.

La famille d’indice FGT (relatif à Foster, Greer et Thorbeck) outre d’être facile à estimer, présente l’avantage d’être décomposable ce qui permet de construire des profils de pauvreté détaillés selon des groupes homogènes. De cette manière, il devient aisé de formuler des mesures ciblées dans le cadre de la lutte contre la pauvreté selon les caractéristiques socio-économiques, ethniques ou régionales des ménages touchés.