2. Capabilités et pauvreté

La position utilitariste a été fortement bousculée ces deux dernières décennies par l’approche développée par Sen. L’objectif de cette approche est loin d’ignorer le rôle du monétaire dans la vie humaine, mais tout simplement d’élargir le cadre d’analyse afin de pouvoir approcher la complexité de la réalité. Les inégalités de revenu ne peuvent à elles seules refléter toutes les disparités qui existent au sein d’une société. Les phénomènes d’exclusion, de marginalisation, de chômage sont des éléments critiques qui peuvent passer à l’oubli si l’on se rend à la seule information de recul de la pauvreté monétaire7. Certes, le revenu est un moyen essentiel pour développer ses capabilités mais la situation financière des individus dépend étroitement des possibilités de choix et d’action qui s’offrent à eux. L’existence d’un système d’éducation accessible y compris aux plus démunis en est une bonne illustration.

Même si les idées de Rawls ont guidé Sen dans l’élaboration de son approche, et même si tous les deux s’accordent à réfuter la conception utilitariste, Sen précise que le bien-être ne peut être appréhendé ni en termes de biens premiers, ce qui représente une critique de la théorie de Rawls, ni en termes d’utilité. Le bien-être n’est autre que la qualité d’existence d’un individu.

Selon Sen, étudier la pauvreté dans l’espace des capabilités apparaît légitime pour au moins trois raisons8. D’abord, les libertés réelles des gens admettent une importance intrinsèque. Le fait de pouvoir choisir de manière autonome est un objectif que tout individu cherche à atteindre. En effet, les capabilités constituent les fondements d’une vie humaine digne et épanouie. Ensuite, il ne faut pas nier qu’il existe des facteurs autres qu’économiques, qui influencent la production des capabilités. C’est le cas à titre d’exemple des libertés politiques, des conditions environnementales, etc. Enfin, la relation entre pauvreté monétaire et pauvreté de capabilités reste variable, ce qui explique des cas où des pauvres en termes de capabilités ne sont pas détectés par une approche basée sur le revenu. Cette relation dépend de plusieurs facteurs qui influencent la conversion des ressources en fonctionnements.

Dans l’espace des fonctionnements, la pauvreté est perçue comme un manque de réalisation de certaines capabilités basiques garantissant aux individus une vie digne. Ces capabilités, comme le souligne Robynes (2004) renvoient aux “opportunités réelles pour échapper à la pauvreté”. Sen donne quelques indications pour sélectionner ces capabilités basiques, sans pour autant en donner une liste bien précise ou une méthodologie d’identification. Sur le plan théorique, plusieurs travaux ont essayé de déterminer les éléments d’une liste de fonctionnements élémentaires qui soient universellement reconnus et désirés. La plus fameuse de ces tentatives est celle de Nussbaum (1995, 2000) qui définit une liste composée de dix fonctionnements, incluant des éléments relatifs à la bonne santé physique, psychologique tout en y intégrant des composantes sociales, environnementales et politiques. Desai (1995) et Ulrich (1993) ont aussi tenté de définir les éléments d’une telle liste de capabilités basiques9. Une autre manière d’aborder ce problème, proposée par Alkire (1998), consiste, non à établir une liste prédéfinie, mais plutôt à présenter une méthodologie de sélection des fonctionnements élémentaires, basée sur six critères10.

Sur le plan empirique, les travaux menés semblent s’accorder sur la prise en compte de certaines dimensions de la vie humaine. Il s’agit essentiellement de la dimension de santé, du logement, de l’éducation, de relations sociales, de l’emploi et des ressources économiques. Brandolini et D’Allesio (1998), en retenant une liste de six fonctionnements, parviennent à des résultats particulièrement intéressants pour l’identification de la population défavorisée en Italie, suivant les caractéristiques personnelles et la localisation géographique. De même, Lardechi (1999), Chappiero- Martinetti (2000), Lelli (2001) adoptent aussi le cadre des capabilités dans l’étude de la pauvreté. Les travaux traitant la pauvreté comme manque de réalisation de fonctionnements élémentaires, ne cessent de se développer et tendent à confirmer la nécessité d’une appréhension multidimensionnelle de la privation.

En résumé, nous pouvons dire que cette manière d’aborder la pauvreté a le mérite de reconnaître à la privation sa nature multidimensionnelle, dans la mesure où la vie humaine ne peut se restreindre au seul aspect matériel. L’approche par les capabilités met aussi l’accent sur la nécessité de renforcer la liberté et les droits des individus comme un moyen de les doter des armes adéquates pour faire face à la pauvreté et remplir pleinement leur rôle d’acteur influent du développement.

Notes
7.

Voir à titre d’exemple Sen (2000b), Bourguignon (2003) ou Chakraverty et D’ambrosio (2006)

8.

Sen 2003.

9.

La liste introduite par Desai (1995) contient cinq capabilités relatives à la vie, la santé, le savoir et les relations sociales. Pour sa part, Ulrich (1993) retient une liste de huit capabilités faisant référence à certains droits fondamentaux notamment le droit à l’éducation et à la sécurité, etc.

10.

Les six critères proposés par Alkire (1998) stipule qu’une capabilité basique doit : i) Etre un élément de l’ensemble des capabilités. ii) Constituer un besoin fondamental de la vie humaine. iii) Ne dépendre d’aucun fonctionnement non basique. iv) Ne dépend pas de la présence d’une compétence particulière ou d’un talent extraordinaire .v) Le seuil minimum de l’accomplissement peut être spécifié et observé.vi) Dans le long terme, la réalisation de ce fonctionnement ne compromet pas la liberté d’accomplir d’autres fonctionnements importants.