3. Enjeux de la thèse : Apport de l’approche par les capabilités dans l’étude de la pauvreté dans un cadre multidimensionnelle

L’intérêt de ce travail peut être résumé par une question à la fois simple et fondamentale : quelle image garde-t-on à l’esprit d’un individu pauvre ? La multiplicité des réponses possibles traduit l’aspect multidimensionnel de la situation de pauvreté. En effet, la pauvreté synonyme d’un manque de ressources est à l’origine de plusieurs implications concernant les conditions de vie des individus notamment au niveau de la nutrition, du logement et, de manière générale au niveau des conditions d’accès aux besoins de base : eau potable, soins de santé, éducation, etc. L’absence de définition unique et consensuelle de la pauvreté montre le degré de controverse sur cette question.

Nous essayerons de toucher au cœur de ce débat qui affronte les approches dominantes de l’analyse de la pauvreté et de l’inégalité. Dans une première partie, nous présenterons la méthodologie utilitariste qui aboutit à considérer la pauvreté comme un phénomène purement monétaire. La deuxième partie exposera la nouvelle orientation de l’étude de la pauvreté qui s’est développée et qui traite la privation comme un phénomène multidimensionnel relatif à tous les aspects de la vie humaine.

Notre première ambition dans ce travail est de voir dans quelle mesure les concepts de fonctionnements et de capabilités sont adaptés pour l’étude des privations. En d’autres termes, nous tenterons d’explorer les avantages offerts par le cadre des capabilités en comparaison à l’approche standard. Nous allons essayer de répondre à cette interrogation sur la base d’un travail empirique mené sur données françaises fournies par le dispositif d’Enquêtes Permanentes sur les Conditions de Vie des ménages (EPCV)11 . Comme le soulignait déjà Lionel Stoleru12 en 1974, l’enrichissement global de la société française n’a pas empêché le maintien de la pauvreté. Même si nous nous limitons à la seule dimension monétaire de la pauvreté, le rapport de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale 2006 (ONPES) montre l'existence d'une forte concentration des ménages autour du seuil de pauvreté13.

En France, la pauvreté est évaluée selon trois approches essentielles14. La première se base sur des informations monétaires pour la construction d’un seuil de pauvreté qui servira à identifier les plus démunis. La deuxième approche est celle des conditions de vie mesurant les difficultés d’accès à certains biens ou à certaines consommations de base. La dernière approche, que l’on peut qualifier d’administrative, est basée sur le critère simple : celui des ayant droits de la solidarité nationale. Dans cette approche, on retient comme pauvres les individus qui perçoivent une aide sociale destinée, dans un de ses objectifs, à combattre la pauvreté.

La première partie de la thèse sera entièrement consacrée à l’étude de pauvreté sous l’ongle de l’utilité. Le premier chapitre présente la méthode utilitariste qui considère la pauvreté comme un phénomène monétaire. La fonction d’utilité, comme synonyme de satisfaction des préférences, représente l’outil de mesure du bien-être. Comme nous l’avons déjà souligné, l’analyse de la pauvreté se déroule en deux étapes. Premièrement, il est indispensable de déterminer le seuil minimum, en termes de l’indicateur de bien-être retenu, qui servira à l’identification de la population pauvre : c’est l’étape d’identification. Deuxièmement, il faudrait élaborer des mesures capables de résumer l’information concernant la population défavorisée : c’est l’étape d’agrégation. Une fois ces deux étapes achevées, nous serons en mesure de dessiner un profil de pauvreté permettant de détecter les groupes les plus touchés de la population selon certains critères tels que le lieu de résidence, les caractéristiques du chef du ménage, etc.

Une application de cette méthodologie est présentée dans le deuxième chapitre. A ce profil de la pauvreté, nous fournirons une analyse économétrique des déterminants du niveau de vie des ménages- pour explorer les facteurs qui influencent leur niveau de revenu.

L’appréhension de l’utilité comme mesure du bonheur, permet de valoriser l’importance des informations subjectives dans l’étude du bien-être individuel (chapitre 3). Fery et Stutzer (2000) soutiennent l’idée selon laquelle le bien-être subjectif constitue un concept plus large que la notion d’utilité traditionnelle. Ainsi, il devient possible de tirer profit des enquêtes participatives pour étudier la privation. Pour aborder le volet de la pauvreté subjective, nous mobiliserons la méthodologie fournie par Ferrer –I- Carbonell et Van Praag (2001) qui consiste à construire des lignes de pauvreté subjective permettant ainsi d’identifier les déterminants de la satisfaction de la vie.

En revanche, l’approche par les capabilités offre, comme nous l’avons déjà mentionné, un cadre théorique solide pour traiter la pauvreté dans une perspective multidimensionnelle tout en mettant l’accent sur la capacité des gens à accéder à certaines libertés élémentaires. La définition de la pauvreté comme un manque de fonctionnements de base enrichit la compréhension de la privation en tenant compte des informations autres que monétaires. La seule information monétaire, même si elle reste indispensable à l’étude du phénomène, ne rend pas compte de toutes les réalisations de la vie humaine, dans la mesure où le revenu constitue en premier lieu un moyen pour les individus de réaliser leurs aspirations. Dans la deuxième partie  de la thèse nous essayerons d’explorer l’apport de la perspective des capabilités dans l’analyse de la pauvreté. Nous y exposerons d’abord les fondements théoriques de l’approche et les arguments en sa faveur (chapitre 4). Dans cette partie, nous allons mener une analyse de la pauvreté en termes de fonctionnements en France en utilisant des données tirées du dispositif EPCV (Mai 2002).

Dans le travail empirique, exposé au cinquième chapitre, nous mobiliserons les notions de la théorie des ensembles floues. A côté du développement des mesures axiomatiques multidimensionnelles, la pauvreté des capabilités semble tirer profit de l’application de cette théorie. En effet, le recours à cette méthode permet d’éviter la classification dichotomique de la population en pauvre et non pauvre, vu que la pauvreté se présente comme une situation dont l’intensité diffère d’une personne à une autre. En d’autres termes, il s’agit d’envisager des situations intermédiaires entre l’état de pauvreté et celui de non pauvreté, pouvant s’interpréter comme un degré ou risque de pauvreté. L’application consiste à construire plusieurs mesures de privations multidimensionnelles selon les méthodes Total Floue TF (Totally Fuzzy) et Total floue et relative TFR (Totally Fuzzy and Relative) -originale et modifiée-15.

La prise en compte des capabilités à l’aide des ensembles flous repose, comme noté par Costa (2002), sur trois étapes essentielles. D’abord, il est nécessaire de sélectionner les fonctionnements élémentaires, jugés pertinents par rapport au contexte social- ainsi que les indicateurs associés. Ensuite, après avoir établi les conditions de privation, il faut étudier les privations individuelles dans chaque dimension retenue. Enfin, il est possible dans une dernière étape de dériver, à partir des calculs précédents, un indice capable de synthétiser l’information obtenue concernant la population défavorisée.

Enfin, dans un dernier chapitre, nous verrons comment l’approche par les capabilités peut constituer un cadre adéquat pour la formulation des politiques publiques et sociales à fin de venir en aide aux tranches défavorisées de la population.

Notes
11.

C’est un dispositif de 37 enquêtes qui permet depuis Janvier 1996 d’étudier l’évolution d’indicateurs sociaux harmonisés dans les pays de l’union européenne. L’ensemble de ces indicateurs est divisé en trois parties faisant chacune l’objet d’une enquête annuelle auprès d’un échantillon représentatif de ménage en janvier, mai et octobre. Chaque enquête comporte trois parties. Dans la première partie, le tableau de composition du ménage fournit les caractéristiques générales de la population étudiée. La deuxième (partie fixe) est destinée aux indicateurs sociaux, alors que la troisième partie (partie variable) traite un problème social particulier.

12.

René Lenoir  (1974), Les exclus, un français sur dix. Le Seuil, Paris.

Lionel Stoleru (1974), Vaincre la pauvreté dans les pays riches.. Voir aussi sur ce point : L. Abdelmalki ; D. Dufourt et R. Sandretto « Douze leçons sur l’économie française » notamment le chapitre : Inégalités, exclusion, pauvreté.

13.

En effet, le changement du seuil de pauvreté, 50% du revenu médian à un seuil de 60%, ramène le taux de pauvreté en France, en 2003, de 6% à 12.4 %.

14.

Voir le rapport de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale 2005-2006.

15.

Les mesures TFR modifiées ont été introduites par Filippone, Cheli et D’Agostino (2001). Ils proposent de calculer ces mesures après transformation de la distribution de l’indicateur de fonctionnements.