Section 3 : Critiques

Nombreuses sont les critiques qui ont été adressées à l’approche néoclassique du bien-être37. Ainsi, on reproche à l’utilitarisme d’ignorer la diversité des êtres humains et de leurs caractéristiques. L’être humain est perçu, à travers une vision très limitée, comme un centre de décisions qui reflètent ses préférences. Cependant, les préférences ne forment qu’un aspect de l’existence humaine. Broussolle (2005) revient sur les problèmes posés par la dérivation des préférences à partir du comportement observé : l’agent peut ne pas être sincère, il peut être hésitant, ou mal percevoir - ou ne pas être apte à exprimer - quelles sont ses véritables motivations. Tous ces problèmes tendent à affaiblir le recours aux préférences révélées par le comportement.

La critique de la thèse utilitariste admet un double aspect. Le premier, revient au fait que le bien-être n’est pas la seule valeur de jugement de la qualité de l’existence humaine. La deuxième, conteste la représentation du bien-être par l’utilité. Pour Sen “ Juger le bien-être d’une personne à l’aune du bonheur ou de la satisfaction des désires comporte certaines limitations évidentes ”. Ainsi, “prendre le bonheur comme unité de mesure, c’est donc risquer de déformer la gravité des privations d’une manière spécifique et assortie des préjugées”. La sensation du bonheur et de satisfaction diffère de manière substantielle d’une personne à un autre : une personne endurant la souffrance et la peine peut trouver bonheur dans des petits plaisirs, sans pour autant arriver à ‘se défaire’ de sa réalité.

L’ensemble des critiques peut être résumé en trois points essentiels 38 :

  1. l’hypothèse de rationalité : Il faut dire que l’approche utilitariste “évite la formulation de jugements qui ne cadrent pas avec le comportement de l’individu”Ravallion (1995). Un comportement est qualifié de rationnel dans la mesure où il va dans le sens de la maximisation de l’utilité. On considère ainsi que les individus sont tous identiques : même comportement, même fonction d’utilité. On reproche à l’utilitarisme d’ignorer la diversité des êtres humains et de leurs caractéristiques. L’association préférences –rationalité est fréquente dans la nouvelle économie du bien-être. Elle ignore toute motivation de choix sauf celle de maximisation du propre bien-être. Mais comme le note sans cesse Sen, il est difficile de croire qu’une personne ne peut “raisonnablement” valoriser autre chose que son intérêt personnel car cette hypothèse “ ne fait guère justice à l’étendue de la raison”Sen 2005, page 22.. Sen défend une relation réciproque entre liberté et rationalité. Dans un sens, la liberté de choisir entre différentes alternatives doit être évaluée de manière ‘raisonnée’. Dans un second sens, la rationalité des choix serait dépourvue de sens sans liberté et elle doit encore aussi prendre en considération les diverses motivations qui guident les individus dans leurs choix.
  2. la négligence des relations inter- individuelles et des relations sociales : les choix d’un individu ne sont pas seulement dictés par l’égoïsme. A ce niveau, les sentiments de compassion et d’engagementMais aussi les sentiments de jalousie, d’envie, etc. Sen définit la compassion comme le sentiment de souci du sort des autrui. Ce sentiment influe directement le bien-être individuel. Par contre, le sentiment d’engagement, liée à la morale apparaît lorsque l’individu est prêt à agir pour le bien-être d’autrui. jouent un rôle important. Les choix individuels, même s’ils restent rationnels, ne sont plus compatibles avec le principe de maximisation du propre bien-être. L’argument de “ variabilité inter personnelle” stipule que les biens n’ont pas la même utilité pour tous les individus. Ainsi, le concept de bien-être, focalisé sur la consommation de biens néglige la variabilité de conversion du bien en mode de vie.
  3. Le revenu comme un moyen de ciblage. Le revenu ne constitue qu’un aspect du bien-être. Il convient donc d’introduire d’autres facteurs non monétaires qui sont importants pour l’existence humaine. L’idée de limiter la différence des situations individuelles aux seules inégalités monétaires est de nature à affaiblir l’efficacité des politiques de lutte contre la pauvreté. Les jugements aristotéliciens, sur lesquels se sont fondés Sen et Nussbaum, insistent sur le fait que les biens ne sont pas valorisés intrinsèquement mais en vertu de leur relation avec les actions humaines. Le développement consiste ainsi à offrir aux individus les meilleures conditions possibles pour une vie épanouie.

De plus, l’approche utilitariste ne retient dans sa conception que des éléments quantifiables. De la sorte, elle exclut nombre de facteurs, contribuant à l’utilité, mais ne possédant pas le caractère mesurable.

Il  s’agit en premier lieu des biens non marchands42. Les individus jouissent dans plusieurs cas de biens et services gratuits ou presque gratuits. Il est souvent difficile de prendre en compte ces biens dans la conception d’une fonction d’utilité. Logiquement l’accès à des soins de santé publique - quasi gratuit – contribue à augmenter la satisfaction des bénéficiaires. Un système d’éducation publique reste toujours le bienvenu aux yeux de la population.

En second lieu, l’utilité fait aussi abstraction des déterminants du bien-être qui sont d’ordre non matériel. Le sentiment de liberté, la satisfaction d’accomplir de bonnes œuvres, le plaisir d’aider son prochain ou de participer à la vie sociale font partie des arguments remettant en cause les hypothèses comportementales. L’égoïsme n’est plus la seule motivation des choix. L’homogénéité des individus et des situations cède place à des considérations ayant trait à la compassion et à l’engagement. Dans ce contexte, les choix individuels, même s’ils restent rationnels, ne sont plus compatibles avec le principe de maximisation du propre bien-être. Comme nous l’avons précisé en début du paragraphe, assimiler le bien-être à la seule utilité revient à donner une imager très limitée du bien-être. A cette constations s’ajoute l’ignorance de la liberté dans les prises de décisions et dans le choix des objectifs.

Reboud (2006) note aussi l’existence de préférences dégénérées, non prise en compte par l’utilité. Ainsi, les préférences dispendieuses correspondent au cas où les ambitions sont trop élevées comparées aux moyens des individus. Les préférences perverses sont dues en revanche à la négligence des sentiments qui sont à l’origine des niveaux d’utilité. Les croyances erronées et les préférences adaptatives sont aussi un type de préférences dégénérées ignorées par les hypothèses comportementales de l’utilitarisme.

Dans la lignée des critiques adressées à la théorie utilitariste, Rawls (1970) prône la suprématie des libertés qui forment une priorité sur l’égalité des ressources.

“Rawls part de l’idée simple ; un système de règles équitables est un système auquel les contractants pourrait adhérer sans savoir à l’avance quel bénéfice personnel ils en retireront”. 43

La proposition de Rawls repose sur deux principes fondamentaux. Le premier se préoccupe de garantir les libertés fondamentales pour tous. Le second principe se décompose en deux parties. Les inégalités sociales et économiques ne sont tolérées que sous le respect de deux principes : celui de différence et celui de l’égalité des chances44.

Dans sa théorie de justice, il liste « les biens sociaux primaires » comme droits et libertés, pouvoirs et opportunités, revenu et richesse et estime de soi. Ces “biens” sont supposés représenter tout ce qu’un individu rationnel désire réaliser indépendamment de son objectif dans la vie. Il est à noter que l’espace moral des “biens” n’est pas défini comme une fin ultime mais plutôt un moyen indispensable pour atteindre l’idéal de justice sociale. Le champ du bien-être s’élargit pour regrouper une liste de “biens premiers”. On note deux types de “biens premiers” :

i. les biens naturels : revenus, ressources, santé…

ii. les biens sociaux : droits, libertés, opportunités…

Même si les travaux de Rawls contribuent à élargir la base informationnelle pour juger de l’équité, pour Sen “cela ne résoudrait pas les problèmes d’inégalités parce que la diversité sociale et humaine détermine fortement (pour des raisons de classes, de genre, d’éducation, de conditions écologiques ou de déficiences physiques) ce que les individus sont capables de faire de leurs biens premiers”45. Autrement dit, il existe une forte hétérogénéité dans l’usage des “biens premiers” ce qui contribue à affaiblir la portée des idées de Rawls. Nous sommes alors devant la naissance d’une nouvelle notion à savoir celle de “Capability”.

Notes
37.

Rawls (1970), Sen (1984, 1985, 1987)

38.

Grusky et Kanbur (2004)

42.

Hentschel et Lanjouw (2000) présentent une méthode d’ajustement du revenu d’un ménage pour refléter la consommation de services de base. Les ajustements impliquent l’identification d’un prix moyen- traduisant l’utilité marginale- pour convertir les quantités consommées en dépenses.

43.

Marc Saint- Upéry introduction de « l’économie est une science morale » de A.K. Sen (2003a)

44.

Rawls attribue au principe de l’égalité des chances sur celui de différence : il faut donc s’attendre à ce que plus de chances seront attribué aux plus défavorisés.

45.

Sen (2003a)