Section 2 : Bien-être Subjectif et étude de la pauvreté

Pour définir le bien-être subjectif, nous faisons référence à Diener (2006) :

‘“Subjective Well-being refers all the various types of evaluations, both positive and negative, that people make of their lives. It includes reflective cognitive evaluations, such as life satisfaction, interest and engagement, and affective reactions to life, such as joy and sadness.”’

L’adoption d’une approche subjective permet de construire une image plus complète du bien-être. D’un côté, le bien-être subjectif dépasse la seule information apportée par le concept traditionnel d’utilité (decision utility) en incorporant celle relative à l’expérience (experienced utility).68 En effet, en évaluant son niveau de satisfaction, tout individu prend en considération un certain nombre de facteurs relatifs à ses expériences passées et ses attentes futures. Il prend en compte aussi sa position sociale. D’un autre côté, en se basant sur des informations subjectives, nous sommes en mesure de capturer de manière directe le bien-être et former ainsi la base fondamentale pour tester certaines hypothèses ou propositions.

La confrontation entre indicateurs de bien-être objectifs et subjectifs a poussé les recherches à répondre à l’interrogation sur l’effet du revenu sur la satisfaction ou l’association de ces deux éléments. Les résultats restent cependant très divergents sur ce point. D’un côté, un nombre de recherches soutiennent l’existence d’un effet fortement significatif. C’est le cas, par exemple de Gardner et Oswald (2001) ; Cummins (2000) ; Ravallion et Lokshin (2000). D’un autre côté, pour Blanchflower et Oswald (2004), le revenu n’explique qu’une partie modeste de la satisfaction de la vie. Ceci est dû à l’existence d’autres facteurs affectant le bonheur. Fletcher et Lorenz (1985) ont abouti à ce résultat bien des années avant en menant une étude sur la relation entre indicateurs objectifs et subjectifs à partir de données américaines, et ce selon les sous groupes d’âge, de race et de sexe. Les résultats montrent que la relation est plus faible pour les personnes âgées, les non Blancs, et les femmes.

Le paradoxe d’Easterlin (1974) stipule que, malgré la croissance économique élevée enregistrée aux Etats Unies après la deuxième guerre mondiale, la proportion de la population se déclarant “très heureux” a baissé. Il confirme sa conclusion sur des données récentes qui s’étendent sur la période 1972-1993. Blanchflower et Oswald (2001) ont aussi abouti au même résultat sur des données américaines et britanniques69 qui couvrent la même période.

Une des explications possibles, et même la plus plausible, de ce paradoxe est la longueur de la période étudiée. En effet, à long terme, les aspirations et les attentes des gens ont tendance à changer de manière très significative. Ainsi, le jugement des gens, concernant leur niveau de satisfaction, ne demeure pas stable au fil des années. Une autre explication possible de ce paradoxe est le recours aux données macroéconomiques70. L’utilisation des informations microéconomiques, en coupe transversale, reproduisant les perceptions au sein d’un contexte unique permet de résoudre le paradoxe et confirmer ainsi l’influence positive du revenu sur la satisfaction.

En réalité, l’influence des ressources économiques sur le bonheur ne peut être comprise qu’en intégrant à l’analyse la notion de revenu relatif. Il est vrai que le revenu, en permettant de subvenir aux besoins, contribue à l’augmentation de la satisfaction des individus, mais l’effet du revenu dépend étroitement des attentes et aspirations des individus ainsi que de leurs situations passées. Les individus évaluent aussi leur situation actuelle en prenant en compte des comparaisons avec les individus de leur entourage. Senik (2005) étudie le rôle des interactions sociales dues à la distribution du revenu sur le bien-être individuel. Elle montre que le revenu des autres affecte le bien-être individuel71. Frey et Stutzer (2003) précisent que le revenu relatif reflète l’intérêt porté par les individus à leur position sociale72. Easterlin (1995) démontre que l’augmentation du revenu de toute la population n’augmente pas le bonheur des ses membres. Senik (2002) revient sur les principaux travaux empiriques traitant le lien entre bien-être et revenu –relatif et absolu- ainsi que sur l’effet de l’inégalité sur la satisfaction. Elle conclut que :

‘“Ce sont avant tout les inégalités dynamiques, et non statiques, c’est à-dire l’inégalité des chances et non des positions, qui affectent le bien-être et l’attitude vis-à-vis de la redistribution.”’

Pour Ravallion et Lokshin (2002) le revenu n’est pas le seul facteur qui influence bien-être subjectif. Dans cette perspective, plusieurs recherches ont tenté d’explorer l’effet des variables socio-économiques telles que le chômage, l’âge ou la situation familiale73. Nous pouvons résumer les résultats en quatre points essentiels :

La définition de la pauvreté dépend étroitement de celle du bien-être. Ainsi, la confrontation entre indicateurs objectifs et subjectifs s’étend à l’analyse de la pauvreté. Le point crucial de cette analyse correspond à la construction des lignes de pauvreté. En effet, ces lignes, souvent établies en termes d’utilité, transposée en terme monétaire, servent à identifier la population défavorisée. Ravallion et Lokshin (2002) mettent l’accent sur la divergence entre les deux approches dans l’identification des pauvres75. Dans l’approche subjective ces seuils sont déterminés en recourant aux perceptions et évaluations individuelles. Nous revenons sur ce point dans le paragraphe suivant.

Notes
68.

 “People evaluate their level of subjective well-being with regard to circumstances and comparisons to other persons, past experience and expectations of the future. Measures of subjective well-being can thus serve as proxies for utility. ” Frey et Stutzer (2002)

69.

En 1970, d’après le General Social Survey, 34% des américains se déclarant «très heureux ». Cette proportion ne dépasse pas les 30%, en 1990 (Blanchflower et Oswald (2001)).

70.

Voir Senik (2002) pour plus de détails

71.

La relation entre le revenu des autres et le bien-être individuel est de deux types:
Une relation directe: dans le cas où les individus sont averses à l'inégalité et recourent le plus souvent à des comparaisons relatives (interdépendance des préférences).
Relation indirecte: à travers les attentes individuelles sur les possibilités et les opportunités d'évolution qui leur sont ouvertes.

72.

. Voir aussi Diener et al.(1993) ; Clark et Oswald (1994) et Stutzer (2004).

73.

Voir Fletcher et Lorenz (1985), Clark et Oswald (1994), Diener (1995), Horley et Lavery (1995), Oswald (1997), Van Praag et al (2003)

74.

Diener et al (1993) montrent que les individus dont le niveau d'éducation est élevé sont moins “heureux”. Pour Stutzer (2004) ceci revient au fait que les aspirations et les attentes de ces individus, logiquement disposant d'un revenu élevé, jouent un rôle dans la dégradation de leur satisfaction. Easterlin et Sawangfa (2007) étudient la satisfaction aux Etats Unies dans 4 domaines : situation financière, vie familiale, emploi et santé. Ils concluent que le bonheur ne peut s’expliquer exclusivement en termes d’un seul domaine. Pour l’éducation, les résultats auxquels ils aboutissent soutiennent l’existence d’un effet positif de l’éducation sur la satisfaction. De même, Gerdtham et Johannesson (1997) sur données suédoises sont arrivés à un résultat similaire. Noddings, N (2003) est aussi en faveur de ce constat : “Happiness should be an aim of education, and a good education should contribute significantly to personal and collective happiness” (page 1). En résumé, nous pouvons faire référence à Hartog et Oosterbeek (1997):“Education correlates strongly (and positively) in poor nations and weakly in rich nations, and recently in developed nations even negative correlations are found.” Senik (2002) soutient l’existence d’un effet légèrement positif de l’éducation sur le niveau de satisfaction. Cet effet est “médiatise par des effets de revenu et de statut”.

75.

Nous retrouvons ce même constat dans Ferrer-I- Carbonell et Van Praag (2001) et toujours sur données russes.