2. Capabilités.

Les mots “capacités” et “capabilités” sont largement utilisés pour traduire la notion de “capability ” introduite par Sen.

Les capabilités représentent la liberté de mener différentes sortes de vie formées par différentes combinaisons de fonctionnements humains parmi lesquels une personne est à même de choisir son mode de vie. Cette définition met en évidence, essentiellement, deux composantes91 :

i. les potentialités : S- Capabilities (S pour skill) regroupant les capacités de réalisation des individus dues aux attributs personnels ainsi qu’aux divers types de capital à leur disposition : capital physique, humain, social.

ii. Les opportunités : O- Capabilities (O pour opportunity) offertes par la société à l’individu pour pouvoir mobiliser ses potentialités. Il s’agit généralement de l’environnement politique, social et économique de l’individu.

Il est vrai que le revenu est un moyen essentiel pour développer ses capabilités92, mais aussi, la situation financière des individus dépend étroitement des possibilités d’action qui se présentent à eux. A titre d’exemple, la généralisation de l’éducation et la disponibilité des services de soins de santé permettent d’améliorer la qualité de vie des populations et fournir plus de chances pour gagner un revenu plus élevé et ainsi échapper à la pauvreté monétaire. D’un côté, la promotion des capabilités, en permettant aux individus d’agir et de choisir librement, tend à rendre leurs vies plus riches et leur permettre de surmonter les problèmes de privation. D’un autre côté, l’ensemble des capabilités dessine en grande partie la manière dont les individus profitent des ressources dont ils disposent pour réaliser les fonctionnements qu’ils valorisent.

Grâce aux capacités dont ils disposent, les individus sont en mesure de transformer les caractéristiques des biens et services en fonctionnements : être bien nourri, bien logé, en bonne santé, rester digne à ses propres yeux, être en mesure de prendre part à la vie sociale, etc. En d’autres termes, toutes les possibilités d’être et d’agir des individus qui leur permettent de tirer profit des biens dont ils disposent.

La transformation des caractéristiques des biens en fonctionnements repose sur trois facteurs93:

  1. Des facteurs personnels : condition physique, sexe, compétences.
  2. Des facteurs sociaux : services publics, infrastructures, normes sociales, pratiques discriminatoires, etc.
  3. Des facteurs environnementaux : pollution, etc.

Analytiquement, d’après Sen (1985), si on pose :

  • x i  : vecteurs de biens possédés par l’individu i.
  • f i (.) : fonction de conversion individuelle qui représente une manière d’utilisation des biens.
  • F i (.) : ensemble des fonctions de conversion.

Si l’individu i choisit une fonction de conversion f i (.) appliquée à un vecteur de biens x i  , alors les modes de fonctionnements relatifs à i sont :

b i correspond donc à l’ensemble des états et des actions de i.

Si Xreprésente les possibilités de choix en termes de vecteur de biens, l’ensemble des capabilités s’écrit :

Robeyns (2000) présente une extension de cette formalisation à travers l’introduction des facteurs sociaux et environnementaux (notés z i ). Ainsi, les fonctionnements de l’individu i deviennent :

L’évaluation de b i peut-être réalisée de deux manières :

  • D’une manière subjective :
  • D’une manière objective : par un autre évaluateur

94

D’Agata (2007) présente une formalisation dynamique de la fonction de conversion qui intègre un processus adaptatif permettant à l’individu d’expérimenter sur des périodes un ensemble de fonctions de façon à améliorer son choix durant la période suivante.

De cette manière, l’approche par les capabilités prend en considération la diversité des êtres humains à travers la pluralité des fonctionnements et des capabilités d’un côté, et par l’influence des facteurs de conversion d’un autre côté. On peut alors remédier aux “problèmes de la diversité des situations individuelles, de la variété des besoins et des préférences95. La diversité humaine, comme soutient Sen (2000a), est induite par deux éléments :

  1. Les caractéristiques internes : âge, sexe, aptitudes générales, compétences particulières, vulnérabilité aux maladies…
  2. Les circonstances externes : possession de certains biens, origine sociale, problèmes d’environnement…

La conséquence de cette diversité humaine est immédiate lorsqu’il s’agit d’étudier l’inégalité. En effet, selon Sen : “ prôner l’égalitarisme dans un domaine oblige à la récuser dans un autre 96. La prise en compte des différences de caractéristiques et de circonstances est fondamentale et ne doit en aucun cas constituer une simple “complication secondaire ”.

Le contexte social (traditions, institutions, législations, etc.) exerce une triple action sur l’ensemble des capabilités et les fonctionnements accomplis. En premier lieu, les facteurs sociaux influencent la conversion des caractéristiques du bien et services en fonctionnements. Le célèbre exemple est celui du vélo qui permet de réaliser le fonctionnement “ se déplacer librement”. Or l’utilisation du vélo, dans une ville à haut risque (criminalité), se trouve réduite. En deuxième lieu, le contexte détermine en grande partie l’ensemble des opportunités accessibles à l’individu en termes d’accès à certains services (services publics, crédits…). En troisième lieu, le choix des fonctionnements dépend, outre de la psychologie de l’individu et de ses préférences, des contraintes imposées sur ses libertés d’expression de déplacement, etc.

La transformation des revenus –ou ressources- en conditions d’existence digne peut être réalisée de plusieurs manières. En effet, il existe plusieurs combinaisons de biens qui réalisent un niveau donné de capabilités. La solution peut se trouver dans le recours aux goûts et aux traditions de consommation qui règnent au sein de la société. Ainsi, pour déterminer les biens nécessaires pour être bien nourri, on se tourne vers les habitudes alimentaires de la société en question. Lorsque les inégalités sont importantes, il serait nécessaire de procéder à des affinements : il faudrait dans ce cas segmenter la population en sous groupes relativement homogènes.

L’exemple du pain, donné par Reboud (2006) permet d’éclaircir l’originalité de la vision proposée par l’approche par les capabilités :

“Une lecture utilitariste soulignera le fait que le pain, par sa consommation, crée de l’utilité comprise comme bonheur ou de satisfaction de désirs. La théorie du consommateur, quant à elle, considèrera le bien comme un ensemble de caractéristiques nutritionnelles (glucides, lipides, sels minéraux…) ou autres (conventions sociales, facteurs de rapprochement entre personnes…) … Dans une approche par les capabilités, le pain sera apprécié par les capacités de fonctionner particulières dont il dote la personne, par exemple être affranchi de la faim, ne pas avoir des carences nutritionnelles.” 97

Notes
91.

Staversen et Des Gasper (2002) 

92.

Et inversement aussi, la situation financière des individus dépend des possibilités d’action qui se présentent à eux.

93.

Voir Robeyns (2004). Favaque et Robeyns (2005) dans une tentative d’explication des notions clés de l’approche précise que les ressources –ainsi que les bien et services- doivent être analysées non par la possession mais par leur influence sur les accomplissements des individus : “les personnes n’ont pas toutes les mêmes capacités de convertir un bien (…) en réalisation. C’est pour cette raison que Sen propose de quitter la base informationnelle des biens, des ressources et des droits formels pour passer à une base plus complexe mais plus riche, qui considère en premier lieu les opportunités réelles des individus”. Les facteurs de conversion sont la cause des différences de réalisations entre les individus dans le cas où les ressources possédées sont identiques. 

94.

Brandolini et D’Allessio (1998)

95.

Vero (2003)

96.

Sen (2000a) page 12

97.

Reboud 2006, page 43