3. Rôle de la liberté

La notion de capabilités, au centre de l’analyse de Sen, renvoie automatiquement à celle de liberté puisqu’elle met en avant la liberté de choisir le mode de vie qu’on souhaite mener. Le concept de liberté auquel Sen fait référence est celui de liberté positive. C'est-à-dire que tout individu, confronté à un ensemble de choix réels, est en mesure, par le biais de ses potentialités d’opérer un choix et ce de manière indépendante.

Selon Reboud (2006) “la liberté comprise dans la notion de capabilité procède d’un raisonnement contrefactuel qui consiste à se demander s’il aurait été possible de faire autrement ou de choisir autre chose que ce que l’on a effectivement fait ou choisi.” (page 46)

Comme nous avons eu l’occasion de le mentionner dans le chapitre 2, deux éléments importants déterminent la liberté d’une personne : ses potentialités ainsi que les opportunités auxquelles elle peut avoir accès. Sen explicite cette notion de liberté positive dans les termes suivants : “ j’ai trouvé plus utile de considérer la liberté positive comme la capacité de la personne d’agir en prenant tout en compte (y compris les restrictions externes et les limitations internes)” (Sen 2005, page 459)

Par contre, la liberté négative est définie comme l’absence d’obstacles, entraves ou de contraintes. Adopter ce sens strict de liberté aboutit à tolérer des situations où les gens n’ont aucune possibilité de choix. Sen renvoie ces libertés à l’aspect permissif de la liberté d’agir, traduisant l’autonomie des individus à décider de leurs actions.

L’importance de la liberté dans l’approche par les capabilités est due à deux raisons essentielles : une raison d’évaluation et une raison d’efficacité. Selon la première raison, toute évaluation du développement et du progrès doit être jugé par rapport à l’extension des libertés auxquelles les individus ont accès. Par la focalisation sur la liberté comme information pertinente, l’approche par les capabilités se distingue des approches traditionnelles qui se préoccupent exclusivement de variables telles que l’utilité ou le revenu. L’objectif premier du développement doit être tourné vers le souci d’étendre l’ensemble des choix. Les individus doivent être en mesure de choisir le mode de vie qui leur convient. L’échec et la réussite en terme de développement sera alors évalué par l’étendu des libertés réelles au sein de la société.

“Tout d’abord, dans l’approche normative suivie ici, on accorde une importance critique aux libertés substantielles. Dans cette perspective, le succès d’une société donnée est mesuré, en premier lieu, par les libertés substantielles dont jouissent ses membres.” 98

La raison d’efficacité explique comment la capacité d’action (à travers la libre initiative) influence le développement. Le rôle d’agent (qui traduit la capacité d’action des gens) évoqué par Sen désigne la capacité des gens à agir et modifier l’état des choses. L’individu devient alors non seulement le bénéficiaire du développement mais un véritable acteur. Observer l’interconnexion des libertés d’ordres différents montre la manière dont ces libertés se renforcent mutuellement. Sen (2003), cite plusieurs exemples de ces interconnexions (nous reviendrons sur quelques uns dans la suite de cette section) .Les paroles de Streeten (2000), dans son commentaire sur l’approche par les libertés résument à merveille cette idée :

‘“Sen sees expansion of freedom both as the primary end and as the primal means of development. He illuminates the connection links different types of freedom with one another. Political freedom promotes economic security. Social opportunities facilitate economic participation. Economic facilities generate resources for social facilities. Different types of freedom strengthen each other.” ’

Sen (2005) insiste sur la différenciation entre deux aspects de la liberté99 :

  1. L’aspect opportunité qui rend compte de l’ensemble des choix accessibles pour un individu, sa capacité à réaliser avec succès ses objectifs.
  2. L’aspect processus désigne le processus mis en œuvre pour parvenir à ses objectifs. Le fait de pouvoir décider soi même de ses actes constitue une face importante de la liberté, indépendamment du résultat obtenu. Cet aspect renvoie à des considérations d’autonomie, d’immunité et de droit.Voir Sen 2005 pour plus de détails (Chapitre 20 à 22)

Bien que fondamentale, cette distinction n’écarte pas l’existence de possibles recoupements entre les deux aspects, sans encore exclure l’éventualité de divergence dans certaines circonstances particulières. L’exemple d’une personne qui cherche à atteindre l’objectif de gagner aux élections à travers un moyen juste (se comporter honnêtement) en est illustratif

Notes
98.

Sen 2003, page 33

99.

Les paroles de Sen sont très claires à ce niveau : “Ainsi, l’approche de la liberté en tant qu’opportunité doit non seulement considérer si une personne a l’opportunité de choisir une option plutôt qu’une autre dans un ensemble d’opportunités selon ses préférences mais aussi jusqu’à quel point elle a l’opportunité de choisir –ou développer ses préférences, ainsi que celles qu’elle préférerait avoir.” (Sen 2005 page 20). Il utilise même cette distinction pour étudier les implications sur l’évaluation des mécanismes du marché (Sen 2005)