2. Pauvreté et fonctionnements

L’étude de la pauvreté –comme une situation inacceptable par rapport aux normes sociales – fait appel à des considérations normatives au regard de l’équité102. La lutte contre ce phénomène vise à atteindre une certaine forme d’égalité sociale. La tâche est alors de répondre à la question «égalité de quoi ? »

“La question clef pour analyser et mesurer l’inégalité c’est «égalité de quoi  ?» (…) Je montrerai aussi que les éthiques de l’organisation sociale qui ont résisté à l’épreuve du temps ont quasiment toute en commun de vouloir l’égalité de quelque chose (…) Non seulement il existe des égalitaristes de revenu qui veulent les mêmes rentrées d’argent pour tous et des égalitaristes de bien-être social qui revendiquent un accès égal à ce bien-être, mais les égalitaristes classiques préconisent, eux aussi, que l’on accorde une importance égale aux utilités de tous, et les libertariens purs que l’on reconnaisse à tous l’égale jouissance d’une chose entière de droits et de libertés” 103 .

Pour Sen, tout comme pour Rawls d’ailleurs, il existe une hiérarchie ente la liberté et la justice : ainsi, le principe de liberté l’emporte sur celui d’équité. Il devient alors indispensable d’atteindre l’égalité des capabilités basiques, c’est à dire permettre à tous les individus d’accomplir certains actes fondamentaux.104

L’espace des «capabilités » est plus approprié pour l’évaluation des inégalités. En effet, “ rechercher une égalisation des situations monétaires des individus n’est pas pertinent pour traiter les problèmes de privation105. L’expérience montre que les inégalités de revenu ne peuvent résumer toutes les disparités qui existent au sein d’une société donnée. Ainsi, dans les pays développés, malgré le recul de la pauvreté monétaire, on observe une aggravation du sentiment d’exclusion106.

Les phénomènes d’exclusion, de marginalisation appellent à accorder plus d’attention aux retombées sociales que peuvent subir certains groupes de la population. En effet, il faut identifier les pauvres, de manière plus fine, en fonction des facteurs à l’origine de leur faible niveau de vie. En d’autres termes, “être pauvre ne signifie pas seulement avoir un revenu et une consommation trop faible, mais aussi ne rien avoir en suffisance, qu’il s’agisse de l’instruction, de la nutrition et d’autres aspects du développement humain 107. L’étude de l’exclusion sociale contribue à enrichir notre compréhension de la nature de la pauvreté et de ses causes, et par la suite l’amélioration des politiques et des actions sociales108.

A ce niveau, les effets néfastes du chômage ne pourront être réduits à la simple perte de revenu, mais affectent aussi l’équilibre psychologique, la motivation professionnelle, les compétences et l’estime de soi. “ Le chômage est source d’exclusion sociale pour certains groupes, il mine les capacités d’autonomie, de confiance en soi et même l’équilibre psychologique et physique109. Le chômage est aussi la cause de l’augmentation des maladies, ainsi que la détérioration des liens sociaux et familiaux, l’exclusion sociale et l’accentuation des tensions raciales, etc.

Chakravarty et D'ambrosio (2006) ont développé une approche axiomatique de mesure de l'exclusion. L'exclusion ne peut être réduite au seul aspect économique, à travers l'accès à l'emploi, mais elle doit être perçue comme un phénomène multidimensionnel où les aspects économiques, sociaux et politiques s'interagissent de manière forte, exerçant ainsi une influence sur la vie humaine. A ce moment, un individu sera identifié comme exclu s'il est incapable de participer, de la manière qu'il souhaite, aux diverses activités de la société au sein de laquelle il vit. Certes l'exclusion n'admet pas seulement une dimension individuelle mais elle peut aussi toucher certains groupes de la société:

For individuals in particular groups, social exclusion represents a progressive process of marginalization leading to economic deprivation and various forms of social and cultural disadvantage. 110

L’exemple de certains groupes, au sein des pays développés (les noirs américains par exemple) illustre parfaitement l’idée selon laquelle les inégalités de revenu sont incapables de rendre compte de l’ampleur des disparités. En effet, ces groupes disposant de revenus beaucoup plus importants que dans la plupart des pays en développement, affichent des résultats très “timides” en termes d’espérance de vie. Il est intéressant de reprendre les paroles de Sen, pour arriver à une définition encore plus claire de la pauvreté :

“Il est juste de considérer la pauvreté comme une privation de capacités de base plutôt que, simplement comme un revenu faible. La privation des capacités élémentaires se traduit par une mortalité prématurée élevée, de la malnutrition, une morbidité persistante, un faible taux d’illettrisme et d’autres problèmes” 111 .

La définition de la pauvreté est très fortement contingente à celle du bien-être. Dans l’espace des fonctionnements, la pauvreté est perçue comme un manque de capabilités fonctionnelles élémentaires pour atteindre certains minima acceptables au regard des normes sociales. Elle traduit dans un certain sens l’incapacité des individus à mettre en œuvre, et de développer, l’ensemble de leurs dotations pour satisfaire leurs aspirations. La non-réalisation des fonctions essentielles de la vie humaine est due à l’insuffisance des potentialités et/ou opportunités.

La pauvreté est alors appréhendée non comme un manque de satisfaction des besoins fondamentaux ou en termes de ressources, mais plutôt en termes “ de défaut de réalisation de certains fonctionnements de base et l’acquisition des capacités correspondantes ”, comme la définissent Destremau et Salama (2002). Dans le même ouvrage, la pauvreté apparaît dans l’image d’une “ inadéquation des moyens économiques au regard de la propension des personnes à les convertir en capacités de fonctionner dans un environnement économique, social, culturel particulier.112

La définition de la pauvreté en termes de capabilités apparaît légitime pour trois raisons. D’abord, les capabilités admettent une importance intrinsèque dans le sens où ils constituent les fondements essentiels d’une vie humaine digne. En d’autres termes, le rôle des capabilités ne peut être réduit à faciliter aux individus le gain d’un revenu satisfaisant. Ensuite, l’existence d’un lien étroit entre l’impossibilité de développer ses facultés individuelles et le maintien des revenus à un bas niveau ne peut cacher l’évidence que d’autres facteurs influencent la production des capabilités. Enfin, la relation instrumentale entre privation monétaire et privation de capabilités reste variable : elle dépend des caractéristiques individuelles (âge, sexe, etc.) ; la situation géographique (catastrophes naturelles, insécurité, etc.) ou encore de l’environnement épidémiologique, etc.113

“Malgré le rôle majeur des revenus dans les avantages dont jouissent les individus, la relation entre revenu (et autres ressources) d’un côté, et accomplissements individuels et libertés de l’autre, n’a rien d’automatique, de permanent ou d’inévitable. Un large faisceau de facteurs contingents soumet à des variations continuelles la conversion des revenus en fonctionnements que nous souhaitons obtenir et affectent la conduite que nous nous fixons” 114 .

Toutefois, nous ne pouvons nous baser sur tout l’ensemble des capabilités dans l’étude de la pauvreté. Ceci revient au fait que cet ensemble tient compte de la liberté de choix et non seulement des fonctionnements accomplis. La prise en compte de la liberté de choix entraînera un large ensemble de fonctionnements qui reflètent tous les modes de vie accessibles à un individu. Pour Sen, il est indispensable de distinguer quatre catégories d’informations pertinentes pour une personne : le bien-être en termes d’accomplissements, le bien-être en termes de libertés, qualité d’agent en termes d’accomplissement et la qualité d’agent en termes de libertés. Cette nouvelle théorie “ fait reposer le bien-être à la fois sur la capacité d’agir (agency) et sur la satisfaction ressentie (well- being) et distingue les capacités des fonctionnements ”, ce qui représente “ un contexte philosophique très éloignés de l’utilitarisme”.115

“Il nous faut distinguer l’aspect bien-être de l’aspect action de la personne. Le premier désigne ce qu’une personne accomplit et les possibilités qui s’offrent à elle dans le contexte de son avantage personnel, tandis que le second va plus loin : dans son examen des accomplissements et des opportunités, il tient compte également d’autres objectifs et valeurs, qui peuvent dépasser largement la poursuite du bien-être personnel. ” 116

La définition de certains fonctionnements élémentaires, selon le contexte social d’étude, peut constituer une solution dans le cadre de l’étude de la pauvreté et des inégalités. Au sein de cette approche, la pauvreté est définie par rapport au manque de certaines capabilités basiques. En d’autres termes, les capabilités basiques font référence aux “opportunités réelles pour échapper à la pauvreté ”117. Tout le problème réside alors dans la détermination de ces  “capacités”, vu que Sen préfère laisser au cadre local le soin de les identifier selon une procédure de discussion et de choix social118. Il donne toutefois quelques éclaircissements à ce niveau :

“On pourrait avancer que ce qui manque à l’ensemble de ce cadre, c’est la notion de ‘ capabilités de base’, le fait qu’une personne soit capable d’accomplir certains actes fondamentaux. La capacité de se déplacer est celle qui nous intéresse ici, mais on peut en imaginer d’autres, par exemple la capacité de satisfaire ses besoins nutritionnels, les moyens de se procurer des vêtements et un toit, ou le pouvoir de participer à la vie sociale de la communauté” 119
Notes
102.

Asselin et Dauphin (2000)

103.

Sen (2000a) pages 9, 10

104.

Voir Hugon(1999) pour plus de détail sur ce point.

105.

Dufresne et Raveaud (2004)

106.

Bourguignon (2003). Intuitivement l’amélioration du niveau de vie ainsi que la satisfaction des capabilités de base dans les sociétés développées tend à élever le niveau des aspirations et contribue de la sorte à la hausse des sentiments de privation et d’exclusion.

107.

Rapport Mondial sur le Développement Humain (RMDH 2000)

108.

Sen (2000b)

109.

Sen (2003) page 37.

110.

Chakravarty et D'ambrosio (2006)

111.

Sen (2003) page 36.

112.

Pour Sen, si on considère l’espace des revenus, le concept pertinent doit être l’inadéquation et non la faiblesse et donc il devient indispensable de rassembler l’individu en groupes relativement homogènes selon le sexe, la classe sociale, le statut professionnel, avant de procéder aux étapes d’identification et d’agrégation.

113.

Voir Sen (2003) pour plus de détails.

114.

Sen (2003, page 150).

115.

Boulanger (2004)

116.

Sen (1993) page 56

117.

Robeyns (2004)

118.

Comme le notent Martinetti et Moroni (2007) : “Sen declines to endorse a single definitive list of capabilities since he conceives the capability approach as a general, flexible framework of thought open to both a broad range of evaluative purposes and differing views about the concept of individual advantages, normative assessments and social arrangements”.

119.

Sen (1993) page 210