4. Pauvreté monétaire et pauvreté des capabilités.

L’approche par les capabilités ne nie pas l’importance du rôle instrumental de l’augmentation des revenus mais non comme une fin en soi. Toutefois, en termes de revenu, le concept pertinent qui définit la pauvreté ne doit pas être la faiblesse mais l’inadéquation : l’inadéquation des revenus pour assurer les capabilités minimales. Cela suppose une relation de cause à effet entre l’exigence de capabilités minimales d’une part, et le revenu nécessaire à cette fin, d’une autre. La relation «revenu – capabilités » est affectée par les caractéristiques personnelles et les opportunités sociales.

Encadré 1 : Approche par les capabilités :
entre Sen et Nussbaum
L’approche par les capabilités dont les fondements ont été initialement établis par Sen depuis les années 1980, a bénéficié des enrichissements de nombreux spécialistes de différentes disciplines. Sans doute, la contribution la plus fructueuse peut être attribuée à la philosophe américaine Martha Nussbaum. Toutefois comme le note Robeyns (2005) les deux pionniers divergent sur un certain nombre de points : “Sen’s and Nussbaum’s approches are very closely related, and are allies in their critique of theories such as Utilitarianism. However, Nussbaum and Sen also differ on a number of issues”.
La première différence revient à l’objectif même de la recherche. Alors que le travail de Nussbaum peut s’inscrire dans le cadre d’une théorie de la justice, en cherchant à élaborer les principes politiques garantissant les droits de citoyenneté, l’objectif de Sen n’est pas aussi clair. Nussbaum définitsa version des capabilités “The basic idea of my version of the capabilities approach, in Women and Human Development, is that we begin with the conception of the dignity of the human being, and a life that is worthy of that dignity- a life that has available in it ‘truly human functioning’ ” (Nussbaum, 2001). Il est à noter toutefois que les intérêts de Sen étaient tournés vers un ensemble de points à savoir : l’espace d’égalité, l’étude de la famine et de la pauvreté ainsi que la théorie du choix social (Robeyns 2003, 2005).
La philosophe américaine s’est aussi démarquée de Sen en distinguant dans son analyse capabilités de base, capabilités internes et capabilités combinées. Elle propose aussi une liste de capabilités basiques constituée de dix éléments : “like the international human rights movement, I am very definite about content, suggesting that a particular list of capabilities ought to be used to define a minimum level of social justice, and ought to be recognized and given something like constitutional protection in all nations” (Nussbaum 2005).  
Un autre point de divergence entre les deux chercheurs est la fonction d’agence. Nussbaum nie toute nécessité à cette notion. Elle prétend que toutes les distinctions importantes peuvent être capturées comme des aspects de la distinction entre l’univers du possible (capabilités) et celui des réalisations (fonctionnements).

Sen (1998) essaye de détourner l’attention –trop concentrée sur les revenus et la possession – vers des capabilités ayant une valeur intrinsèque : échapper à la mortalité prématurée à titre d’exemple. La significativité des informations sur des indicateurs tels la mortalité apparaît pleinement à partir du moment qu’on reconnaisse l’importance intrinsèque attribuée à la vie. De plus, la réalisation d’autres capabilités valorisées est contingente à la vie. De même, l’analyse de la pauvreté humaine adoptée par le PNUD est en étroite relation avec l’approche par les capabilités. La pauvreté est alors définie en termes de manque d’opportunités et de choix basiques tels l’accès au savoir et à la communication, les libertés politiques, etc. Il s’agit de placer la dimension humaine au centre de tout processus de développement.

Sur le plan pratique, pour contrôler les multiples facettes de la pauvreté, il est indispensable de se restreindre aux seules dimensions pouvant faire l’objet d’un suivi quantitatif précis. La définition du développement humain, et par conséquent celle de pauvreté humaine, incorpore trois dimensions essentielles : la longévité, l’accès au savoir et la possibilité de disposer d’un niveau de vie décent. Dans cette perspective, l’indice de pauvreté humaine (IPH) s’attache aux carences observées dans les trois dimensions envisagées par le développement humain.

Le Rapport Mondial sur le Développement Humain a le mérite d’éclairer les paradoxes qui peuvent surgir lorsqu’il est question d’effectuer des comparaisons internationales, en terme d’accomplissements au niveau du Développement Humain d’un côté, en terme de PIB d’un autre. Le classement selon les deux critères diffère sensiblement pour plusieurs pays, notamment pour l’Afrique du sud ou la différence (dans le même ordre de citation) est de -66122. Ceci rejoint, les conclusions de Sen (1985) qui affirme que le Sri Lanka, l’Inde et la Chine réalisent de meilleures performances en terme d’espérance de vie, mortalité infantile, éducation de base, par rapport à des pays dont le PIB est environ 7 fois supérieur : le Mexique et le Brésil.

Kakwani (1993), compare les niveaux des accomplissements avec le changement du niveau de vie. Il constate que la relation n’est ni linéaire ni uniforme. L’approche axiomatique qu’il dérive aboutit à la définition d’une fonction d’accomplissement. Trois indicateurs de fonctionnements accomplis ont été utilisés à savoir : le taux de mortalité infantile, l’espérance de vie à la naissance et le taux d’alphabétisation. Les résultats montrent que le niveau de vie est influencé par le revenu notamment dans les pays pauvres. De même Anand et Ravallion (1993) utilisent les mêmes indicateurs pour évaluer le rôle des services publics dans le développement humain.

D’autres travaux empiriques, se sont inspirés du cadre théorique de Sen. Brandolini et D’Alessio (1998) explorent l’aspect multidimensionnel de la privation en s’intéressant à 6 fonctionnements : santé, éducation, emploi, logement, relations sociales et les ressources économiques. Les résultats, menés à partir d’une base de données de la banque d’Italie (Survey of Household Income and Wealth 1993) sont particulièrement intéressants pour la comparaison entre différents groupes de la société. Ils montrent que la population féminine et celle du Sud sont les plus touchées par la pauvreté en termes de fonctionnements.

Lardechi (1999), fait remarquer que:

“Despite a now large consensus on the multidimensional nature of poverty (…) little attention has been paid to truly incorporate multidimensional concerns of the kind raised by Sen in the practice of poverty assessment.” 123

L’étude du cas péruvien, avec les techniques de l’approche des ensembles floues, aboutit à la conclusion selon laquelle les ressources monétaires représentent un mauvais indicateur des dotations en “capabilités”  d’une population.

De même, Chiappero- Martinetti (2000), avec la théorie floue sur des données italiennes, présente un essai pour l’application empirique de l’approche développée par Sen. La privation est évaluée par rapport à cinq fonctionnements essentiels : logement, santé, éducation et savoir, relations sociales et conditions psychologiques. Les résultats apportés par cette technique, sur des données belges124, sont conformes aux conclusions d’études antérieures qui démontrent un haut niveau d’accomplissement concernant les conditions économiques, psychologiques et la santé mais de «pauvres » réalisations en termes de relations sociales et d’activités économiques.

L’appréhension multidimensionnelle a le mérite de mettre en avant les attributs où la pauvreté est la plus importante. Dans les pays en développement les carences en termes de niveau d’instruction, de nutrition, de santé et de condition de logement semblent constituer les faces marquantes de la privation (Rapport Mondial sur le Développement Humain RMDH, Lachaud 1999, 2000). Il existe, à ce niveau un différentiel non négligeable entre la situation “monétaire” et la situation “humaine”.

En réalité, la correspondance entre les indicateurs sociaux (IDH et IPH) et les moyens matériels n’est pas facile à établir (PIB et Pauvreté Monétaire). Le rapport du PNUD (RMDH 1997) confirme la faible relation entre les résultats procurés par la pauvreté monétaire d’un côté et par l’IPH d’un autre côté. D’autres travaux, traitant la relation entre le taux de mortalité et le niveau de revenu, ont aboutit à la même conclusion.

De nombreuses études125 tendent à confirmer l’évidence selon laquelle les pauvres sont en moyenne en moins bonne santé par rapport au reste de la population. La régression des indicateurs de santé sur une mesure de la pauvreté et des dépenses publiques fait apparaître un effet positif de ces deux dernières126.

Concernant l’éducation, Chui (1998) présente un modèle intergénérationnel avec altruisme, essayant d’étudier l’impact des conditions économiques sur le développement du capital humain. En fait, un enfant riche est plus en mesure de développer ses talents comparé à un enfant issu d’une famille pauvre- ayant les mêmes caractéristiques innées- et ce, grâce à une éducation de meilleure qualité. Les études tendent à montrer127 qu’au-delà du primaire, l’enseignement bénéfice essentiellement aux classes de dépenses supérieures.

Labaronne et Ben abdelkader (2004), en s’inspirant des travaux de Sen, démontrent la relative faiblesse de la relation entre la pauvreté monétaire et “les capacités des populations”. Ils exploitent une enquête du Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie mené en 2001. On tire de ce travail un résultat qui va dans le même sens des remarques que nous avons déjà mentionnées :

‘“Il est intéressant de noter qu’un pays comme la Tunisie, où la grande pauvreté touche moins de 2 % de la population totale, dispose d’un niveau de capacités des populations semblables à des pays comme le Nigeria ou l’Inde où une grande partie de la population est condamnée à vivre sous le seuil de 1 $ par jour (respectivement 70 % et 44%)”. ’

Le calcul d’une mesure multidimensionnelle de pauvreté permet de mener des comparaisons dans le temps et dans l’espace. L’intérêt de spécifier les combinaisons de “sous- groupes / attributs” pour les quelles la pauvreté affiche les niveaux les plus élevés est de mieux comprendre la distribution du phénomène ainsi que ses déterminants. La localisation des régions les plus démunies permet de cibler les poches de privation ce qui rend plus efficaces les politiques socioéconomiques.

En conclusion, on peut dire que l’appréhension de la pauvreté en tant que manque de capabilités élémentaires met l’accent sur des dimensions de privations humaines souvent omises. La conception de la pauvreté comme un phénomène multidimensionnel ne cesse aujourd’hui de confirmer son utilité à la fois pour comprendre et agir. Le développement de la littérature sur les mesures multidimensionnelles est venu offrir à cette intuition un outil d’application de plus en plus rigoureux. Les résultats apportés par les divers travaux révèlent la pertinence de l’appréhension multidimensionnelle pour lutter contre la pauvreté dans toutes ses faces.

Notes
122.

Il s’agit de la différence entre le classement de l’Afrique du sud selon le PIB d’un coté et selon l’indicateur IDH d’un autre. (RMDH 2004)

123.

Lardechi (1999)

124.

Lelli (2000)

125.

Bidani et Ravallion (1997), Waldman (1992), etc.

126.

Anand et Ravallion (1993).

127.

Lanjouw et al. (2001)