2.2 Mesures floues multidimensionnelles.

La théorie des ensembles flous semble apporter à l’approche par les capabilités un support empirique rigoureux pour l’application d’une analyse multidimensionnelle de la pauvreté en termes de fonctionnements136. Pour les précurseurs de cette théorie, la vision dichotomique (pauvre / non pauvre) de la pauvreté représente une simplification excessive de la réalité : la pauvreté n’est pas un attribut qu’un individu possède ou non, mais plutôt une situation dont l’intensité diffère d’un individu à un autre137. Nous essayerons au cours de ce paragraphe de fournir une présentation des mesures multidimensionnelles floues.

La construction de mesures floues repose sur quatre étapes essentielles138. Si X = (X 1 ,…, X j , X m ) représente un vecteur de m attributs d’ordre économique, démographique, social, culturel, politique, etc. Soit A = {a 1 , a 2 , …, a n ) une population de n ménages.

i) Etape 1 : Population pauvre

Costa (2002) définit l’ensemble des pauvres B comme suit :

“The subset of poor housholds b in cludes any houshold a i B which presents some degree of poverty in at least one of the m attributes of X. ”

La deuxième étape va permettre de calculer le degré de pauvreté par attributs.

ii) Etape 2 : Degré d’appartenance à B

L’avantage de la théorie floue est d’allouer une transition graduelle entre la situation de pauvreté et de non-pauvreté. Il ne s’agit plus de classer la population en pauvres et non pauvres mais aussi envisager des situations intermédiaires qui peuvent être interprétées comme un degré de pauvreté ou risque de pauvreté. Ainsi, dans un attribut j, le degré d’appartenance à B -l’ensemble des pauvres- prend des valeurs comprises entre 0 et 1. La forme générale de la fonction d’appartenance s’écrit :

Dans le cas d’une variable dichotomique cette fonction prend seulement les valeurs 0 et 1. On fait ici référence à des variables relatives à la possession de biens durables ou relatives à l’accès à un service particulier.

Deux spécifications linéaires ont été utilisées dans la littérature grâce à leur interprétation facile permettant d’associer à chaque degré d’appartenance un indicateur continu de pauvreté. En d’autres termes, la fonction d’appartenance est bijective ce qui permet de qualifier cette approche de «Totalement Floue » (Totally Fuzzy).

La première fonction linéaire dépend exclusivement des valeurs extrêmes de l’indicateur X j  : X j, max et X j, min . Dans l’hypothèse où l’indicateur de pauvreté inclut K modalités ordonnées et équidistantes, il est possible alors de définir les deux modalités limites X j, max et X j, min correspondant respectivement à une mauvaise et une bonne dotation en terme de X j .

La deuxième fonction (spécification trapézoïdale) repose sur la fixation de deux modalités X’ j et X’’ j . En dessus de X’’ j la pauvreté est certaine, alors que la situation de non-pauvreté prévaut en dessous de X’ j .

A l’encontre des mesures Totalement Floues, les mesures TFR (Totally Fuzzy and Relative)139dépendent de la distribution entière de l’indice de pauvreté considéré. Ainsi l’environnement social joue un rôle essentiel dans la mesure des privations. Cheli et Lemmi (1995) proposent alors une spécification de la fonction d’appartenance reflétant une relation monotone non linéaire entre X j et μ i (X j ) ce qui signifie que cette dernière dépend de la distribution de l’indicateur X j et non seulement des valeurs extrêmes.

La spécification TFR prend la forme suivante :

Pour une variable ordinale la fonction d’appartenance devient :

On voit alors que les mesures TFR capturent deux éléments essentiels dans toute analyse de la pauvreté. D’abord l’influence du contexte social est donnée par la position de l’individu dans la distribution de l’indicateur X j . Ensuite, la significativité de la pauvreté est déduite à travers la fréquence relative de la population pauvre en termes de X j .

iii) Etape 3 : Ratio de pauvreté d’un ménage.

Le ratio de pauvreté d’un ménage a i s’exprime comme une somme pondérée des degrés d’appartenance, relatifs à ce ménage, aux m attributs.

La sélection des pondérations dépend du contexte social et des croyances du chercheur140. Cerioli et Zani (1990) proposent d’utiliser un poids égal à l’inverse de la population des individus pauvres en termes de l’attribut considéré :

Les pondérations w j dépendent négativement du degré de privation en termes des attributs X j : plus la fréquence de privation est importante plus la valeur de w j est proche de 0. Ainsi, si un grand nombre de ménages ne possède pas un attribut X j , alors cet attribut ne se présente pas comme une source importante de privation (exemple : une voiture de moins de cinq ans- Dagum 2002). Par contre lorsqu’une grande proportion de la population jouit du service public d’électricité, à titre d’exemple, les ménages qui en sont exclus ont un sentiment intense de privation. C'est-à-dire que les pondérations doivent être révélatrices du mode de vie prévalant au sein de la société étudiée.141

Pour remédier aux problèmes posés par l’interprétation des mesures TFR et le choix d’un système particulier de pondérations, Filippone et al. (2001) proposent une spécification alternative de ces mesures qui repose sur la transformation de la distribution de l’indicateur X j , calculer pour un ménage a i de la manière suivante :

A ce niveau, il sera utile, sur un plan agrégé de cibler non seulement les ménages à risque de privation mais aussi de déterminer les attributs contribuant le plus à la situation de pauvreté. Cette démarche permettra de mieux définir les mesures d’aide à la population défavorisée. Une mesure de pauvreté unidimensionnelle – en termes d’un attribut X j - est facilement donnée par la somme pondérée des ratios de pauvreté des ménages.

Lorsque A représente un échantillon d’une population de taille N, n i correspond au nombre de ménage que a i est censé représenter.

iv) Etape 4 : Agrégation : ratio de pauvreté de la population.

Une fois les ratios de pauvreté relatifs aux ménages a i (i =1,…, n.) sont calculés, la mesure de la pauvreté totale est obtenue par agrégation. Elle s’exprime aussi sous la forme d’une moyenne pondérée des pauvretés unidimensionnelles.

Lorsqu’on adopte la fonction TFR modifiée de Filippone et al. (2001) l’indice agrégé de la pauvreté multidimensionnelle floue s’écrit :

Notes
136.

Lardechi (1999) ; Chiappero- Martinetti (2000) ; Lelli (2000) ; Costa (2002)…

137.

Lemmi et al. (1996)

138.

Dagum et Costa (2002) ; Costa (2002)

139.

Voir Cheli et Lemmi (1995) ; Filippone et al. (2001)

140.

Lelli (2000)

141.

Le problème du concept “relatif ” ici utilisé apparaît dans des cas où on est confronté à une privation répandue comme une grande faim. Une telle privation ne peut être négligée en lui attribuant un faible coefficient.