Section 3. Inégalité des sexes

La question de l’inégalité des sexes semble retrouver dans l’approche par les capabilités tout l’intérêt qu’elle mérite. En effet, il paraît que, même à l’aube du XXIème siècle, la femme subit, tant dans les pays en développement que dans les pays développés, des injustices de formes diverses. Ce constat peut être étayé empiriquement à de multiples niveaux. Amartya Sen a porté un intérêt particulier à la situation des femmes (notamment en Inde), appuyé par d’autres chercheurs tels Martha Nussbaum.

Pour Sen, l’examen du rapport femme-homme est révélateur d’une forme d’inégalité envers les femmes. Ce taux est inférieur à 1 dans beaucoup de région au monde. Sen (1992a) présente le concept de “femmes manquantes” (missing women) en référence au déficit du nombre de femmes dans beaucoup de régions du monde. La méthode qu’il utilise consiste à estimer le nombre de femmes manquantes, à partir du ratio femme/ homme et en utilisant comme norme de référence la valeur 1.022 observée en Afrique Sub-saharienne. Ce nombre est estimé à plus de 100 millions de femmes.

Il renvoie ce phénomène à “la mortalité excessive et du taux de survie artificiellement inférieur qui frappent les femmes166. Les facteurs sociaux constituent la raison principale pour le ‘manque des femmes’. Ainsi, depuis l’enfance, les filles jouissent d’une moindre attention par rapport aux garçons et ceci se traduit par un faible accès aux soins (ainsi qu’à l’éducation) et même à la nourriture. Plus de dix ans après, Sen (2003a) observe que, même si le nombre de femmes manquantes n’a pas changé de manière radicale, la réduction de la mortalité féminine est ‘contrebalancer’ par une nouvelle forme d’inégalités envers les femmes à travers l’avortement selon le sexe. Il en résulte une baisse importante des natalités féminines.

A côté de la tendance de certaines sociétés ‘traditionnelles’ à accepter ce genre d’inégalité, le manque d’éducation dont souffrent les femmes contribue à rendre ces situations non contestées et à ne pas faire un sujet de débat. Les femmes elles-mêmes semblent incapables d’envisager, voir espérer des conditions meilleures. Ceci explique les statistiques participatives où les femmes, dans les pays en développement, paraissent avoir une fausse perception de leurs conditions de vie et plus particulièrement de leur état de santé.167

Même dans les pays les plus développés les femmes subissent des injustices qui peuvent prendre la forme d’harcèlement ou encore de violence. Ainsi, Nussbaum (2005) reporte dans son article que 52 % des femmes américaines déclarent avoir été victime de violences physiques à l’enfance ou à l’âge adulte par un des proches. L’auteur défend la pertinence de l’approche par les capabilités pour étudier les problèmes de violence subies par les femmes de manière fine, en différenciant à la fois entre groupes de la population et types de violence. Il devient aussi possible de comprendre les répercussions sur la vie des femmes168.

Nussbaum avance quatre raisons pour l’adoption de l’approche par les capabilités comme outil d’analyse. Les plus importantes d’entre elles en premier lieu, est que l’approche par les capabilités, en prenant soin des possibilités d’être et d’agir dont dispose les individus, permet d’éclairer l’impact les droits humains sur les libertés économiques. En second lieu, l’approche paraît en mesure de rendre compte des conflits à l’intérieur de la famille et de différencier les contraintes de libertés et les possibilités d’action offertes à la femme.

“Conceptually, then, the capabilities approach is well placed to diagnose, analyze, and address the problems of violence against women. That is of course no accident, since in both Sen’s and my own the approach was developed with women’s capabilities prominently in view with women’s equality a central goal.” 169

D’une manière générale, comme le soutient Sen, les préjudices subis par les femmes ne peuvent être reproduits dans les statistiques de revenu et ne peuvent être réduits à l’étude des disparités dans la distribution du revenu. Droy (2006) montre que l’appréhension des inégalités selon les sexes par l’optique des capabilités présente trois sortes d’intérêt :

  1. Etudier les inégalités à son niveau le plus fin : dans le sens où il est possible d’analyser les relations intra familiales concernant la réparation des tâches, des revenus, le contrôle des ressources ainsi que le travail domestique.
  2. Prise en compte de l’influence du contexte social, culturel et économique. Ces divers facteurs jouent un rôle important dans la détermination de la capacité des femmes à se libérer des contraintes et remplir leur rôle d’agent actif. Certaines sociétés développent un environnement limitant la capacité des femmes à convertir leurs potentialités -à travers un faible accès à l’éducation, aux soins de santé, etc.- ce qui influence les potentialités individuelles. A côté de cette pauvreté de potentialités, les femmes souffrent de pauvreté d’accessibilité provoquée par des contraintes d’accès au capital physique et financier, etc.
  3. Etudier les synergies existantes entre les différentes dimensions du bien-être. Ainsi, la violence, étudiée notamment par Nussbaum (2005), influence la participation féminine à la vie politique et aussi les possibilités de contrôle sur les ressources. Droy (2006) cite l’exemple des difficultés financières qui obligent certaines familles à retirer leurs enfants, les filles en premier lieu, de l’école.

Malgré les difficultés d’application, l’approche par les capabilités présente un outil performent pour étudier les inégalités selon le sexe et formuler les mesures de lutte nécessaires. L’évolution des sociétés notamment dans les pays industriels, a conduit à donner une audience plus importante à la lutte pour les droits des femmes. Il s’agit non seulement d’améliorer les conditions des femmes mais aussi leur garantir un ‘statut équitable’. En d’autres termes, la première étape dans toute politique adéquate doit donner priorité à l’élimination de la discrimination dont souffre les femmes, tant pour l’accès aux services publics tant sur le marché du travail, et combattre les atteintes de droits et la violence qui les touche.

En deuxième lieu, la réussite des politiques publiques de lutte contre les inégalités selon les sexes passe par le renforcement du rôle de la femme en tant qu’agent actif du développement. Il faut doter les femmes des armes nécessaires : l’accès au savoir, à la santé, etc. Il est ensuite important que les femmes puissent avoir des opportunités réelles pour accéder au marché du travail. La capacité des femmes à gagner un revenu augmente considérablement leur pouvoir de négociation à l’intérieur de la famille et contribue à renforcer leur sécurité. La garantie des droits de propriété et de participation de la femme à la prise de décision représente aussi des éléments clés du rôle actif de la femme.

Les conséquences de telles mesures ne peuvent être que bénéfiques tant pour la femme que pour la famille ainsi que pour la société. Une femme d’un bon niveau d’éducation, consciente de ces responsabilités et de l’importance de son rôle, constitue un facteur d’équilibre au sein de la famille. La santé de l’enfant, leur éducation, le taux de fertilité, sont autant de facteurs qui dépendent de la capacité d’initiative de la femme. Droy (2006) appelle à l’intégration de la dimension du genre, de manière transversale, dans toutes les interventions qui ont un impact sur les activités humaines que ce soit dans les secteurs sociaux ou dans le secteur économique. Le renforcement des potentialités doit cibler certaines catégories, qui semblent les plus touchées, telles que les familles monoparentales dirigées par des femmes ou les femmes atteintes par des maladies graves. Le travail à domicile constitue aussi une activité répandue dans la population féminine des pays en développement. Leur situation est caractérisée par une faible rémunération et l’absence de défense syndicale.

Unterhalter (2005) s’intéresse à la question l’égalité des sexes, en matière d’éducation, dans l’optique des objectifs du millénaire, instaurés par l’UNDP. Un des buts de ce programme concerne la promotion de l’égalité des sexes et l’élimination de la discrimination. Les indicateurs utilisés rendent compte de la disparité des taux de scolarisation entre filles et garçons à la fois au niveau primaire et secondaire en 2005 et l’éducation à tous les niveaux en 2015. Dans son papier, Unterhalter utilise la double distinction de Sen entre bien-être/capacité d’action d’un côté et Accomplissement/ liberté d’accomplir d’un autre côté.

Aslanbeigui et Summerfield (1989) étudient l’impact du système de responsabilité en Chine sur la situation de la femme. Ce système est venu suite à une réforme instaurée en 1983 qui divise les équipes de production agricole à un niveau de production plus bas : le ménage. Les contrats établis entre les équipes et les ménages permettent à ces derniers d’exploiter des lots de terrain pour une période pouvant aller à 15 ans contre un certain quota de la production et des taxes. Les auteurs constatent que, malgré une augmentation considérable de la production (une moyenne de 10,5% par an), l’augmentation du revenu du ménage qui en découle n’est pas synonyme d’une amélioration des capabilités de tous ses membres. Pour les femmes, notamment celles qui travaillent dans un autre domaine, les conséquences peuvent se traduire par une perte de leur pouvoir de négociation à l’intérieur de la famille.

Notes
166.

Sen 2003, Page 143.

167.

Il qualifie ce phénomène de “ illusion subjective”. Voir Sen 2005 pour plus de détails sur ce point.

168.

Nussbaum étudie l’impact de la violence sur les dix capabilités qui constituent sa liste de capabilités basiques. Elle conclut que la violence affecte toutes ces composantes: “in short, there would seem to be no major area relevant to a woman’s freedom to realize her human potential that is not affected by violence and the threat of violence.” (Nussbaum 2005)

169.

Nussbaum 2005.