Conclusion Générale

Les enjeux de cette thèse consistaient à mettre en évidence l’apport de l’approche des capabilités comme cadre d’analyse de la pauvreté, en particulier, et du développement en général Certes, l’approche des capabilités ne se présente pas comme une théorie complètement élaborée, mais elle offre un cadre de pensée de grande utilité pour répondre à ces problématiques.

L’innovation de la perspective des capabilités réside dans la prise en compte de la notion de liberté au cœur de l’analyse économique. Il s’agit de la liberté, non seulement dans le sens négatif qui signifie absence d’obstacles, mais aussi dans le sens positif qui tient compte des possibilités réelles de choix accessibles aux individus. L’orientation vers les libertés n’est pas nouvelle en économie (et même en philosophie antique170) puisque Sen ne cesse de rappeler son rattachement aux idées d’Adam Smith. Dans cette mesure, l’intérêt des libertés vient en réponse à la domination de la composante mécanique en économie au détriment des valeurs éthiques171.

L’adoption d’une vision du développement, axé sur l’expansion des libertés et l’élargissement de l’ensemble des opportunités offertes aux gens, rend plus efficace les programmes de lutte contre la pauvreté avec ses multiples manifestations : malnutrition, analphabétisme, conditions de santé précaires, etc.

Appliquée à la question de la pauvreté, la perspective des capabilités permet d’appréhender la privation comme un phénomène multidimensionnel. Ainsi, dépasser la seule information monétaire offre une meilleure compréhension de la pauvreté. Amartya Sen a longuement critiqué l’approche utilitariste qui définit les pauvres uniquement en référence à leur situation économique. La pauvreté des capabilités renvoie donc à l’échec des individus à réaliser certains fonctionnements élémentaires de la vie humaine. En d’autres termes, la pauvreté se définit dans l’espace des fonctionnements comme l’incapacité des gens à mettre en œuvre et développer leurs potentialités afin de tirer profit des opportunités de vivre dignement et conformément à leurs aspirations.

Pour mettre en valeur l’utilité et la pertinence de cette perspective, nous avons abordé dans une première partie l’analyse de la pauvreté sous l’optique utilitariste afin de comparer les résultats ainsi obtenus à ceux de la privation des capabilités. Généralement, les travaux traitant la pauvreté monétaire sont basés sur une appréhension de l’utilité comme satisfaction des préférences. L’analyse de la pauvreté consiste alors à identifier comme pauvres les individus dont le niveau de revenu (ou autre indicateur de bien être tel les dépenses courantes) est inférieur à un certain seuil, jugé représenté un niveau de vie minimum.

La disponibilité des informations subjectives nous a également permis d’explorer la piste de l’économie du Bonheur. Le recours aux perceptions individuelles fournit une grande aide pour approcher le bien être et ainsi étudier les privations à travers le concept de satisfaction de la vie. Ici, nous nous sommes appuyés sur la méthodologie de Ferrer –I- Carbonell et Van Praag (2001) qui consiste à construire des lignes de pauvreté subjective, permettant de la sorte d’identifier les déterminants de la satisfaction de la vie.

Les résultats auxquels nous aboutissons montrent que, en 2002, 10.98 % des ménages disposent d’un revenu inférieur au seuil de pauvreté172. Ce taux augmente considérablement pour les personnes seules, âgées de moins de 30 ans, ainsi que pour les familles monoparentales. D’autres facteurs contribuent à rendre certains groupes de la population plus vulnérable à la pauvreté, notamment le sexe de la personne de référence du ménage et le type d’activité qu’elle exerce. Par ailleurs le recours à la construction d’une ligne subjective, d’après la méthode de Ferrer –I- Carbonell et Van Praag (2001), révèle un différentiel non négligeable avec la méthode objective. Nous notons alors que le taux de pauvreté subjective ne dépasse pas les 2.1%. Il n’en demeure pas moins que le revenu reste un important déterminant de la satisfaction.

Pour traiter la pauvreté dans l’espace des capabilités, nous avons mobilisé l’outil de la théorie des ensembles flous qui offre la possibilité de considérer la privation dans une optique multidimensionnelle et d’envisager des situations intermédiaires entre les états de pauvreté et de non pauvreté. Nous avons retenu six dimensions de la vie humaine, relatives aux attributs suivants: logement, emploi, santé, loisirs, relations sociales et ressources économiques. Chaque dimension est représentée par un nombre d’indicateurs, à la fois objectifs et subjectifs173. Nous avons appliqué trois types de mesures floues multidimensionnelles afin d’explorer la pauvreté des fonctionnements en France. Il s’agit des mesures TF, TFR originale et TFR modifiée- introduite par Filippone et al. (2001).

Les résultats obtenus à partir des mesures TF montrent que certains groupes de la population, identifiés selon les caractéristiques socio-économiques des ménages, sont plus exposés au risque de pauvreté. Il s’agit notamment des familles monoparentales ou des ménages dont la personne de référence est un ouvrier ou un employé. Nous avons aussi remarqué que la privation est plus accentuée dans les dimensions de ressources économiques et de loisirs et dans une moindre mesure dans l’attribut “relations sociales”. Nous avons été en mesure de calculer la contribution de chaque dimension à la pauvreté totale. Les dimensions citées plus haut semblent apporter les contributions les plus importantes.

Nous remarquons aussi l’existence d’un différentiel régional de privation en défaveur des régions du Nord, du Sud ouest et de la méditerranée. Ces derniers résultats sont confortés par l’application des mesures TFR originales et modifiées. Nous avons pris soin lors de l’application de ces mesures de vérifier l’influence des systèmes de pondération dans l’agrégation des indices unidimensionnels

La faible corrélation entre les mesures de privation (TF) confirme l’utilité d’une analyse multidimensionnelle. En effet, les indices de corrélation de Pearson, entre les mesures floues, attestent d’un faible recoupement entre les dimensions. En d’autres termes, chaque dimension apporte un complément d’information pour comprendre la privation.

Nous avons aussi mené une analyse multivariée des fonctionnements afin d’explorer les déterminants de la privation dans chaque dimension. Le modèle, inspiré de Lelli (2001), laisse supposer une relation non linéaire entre les mesures floues et le revenu, tout en intégrant des variables de contrôle relatives aux caractéristiques du ménage. Nous vérifions alors – ce qui semblait à priori évident- que le revenu influence négativement et de manière significative le niveau de privation. Toutefois, le recoupement entre la pauvreté monétaire et la pauvreté des capabilités montre une faible correspondance entre les deux approches. L’indice de corrélation de Spearman est encore plus faible pour les ménages dont le risque de privation multidimensionnelle est élevé. En d’autres termes, beaucoup de ménages pauvres en termes de fonctionnements disposent d’un revenu supérieur au seuil de pauvreté monétaire.

Dans les prolongements de ce travail, plusieurs pistes de recherche pour l’application de l’approche des capabilités dans l’étude de la pauvreté sont possibles. Il serait intéressant d’explorer la situation de certaines tranches de la population qui semblent plus exposées à la privation. Il s’agit, à titre d’exemple, des personnes handicapées. Au niveau méthodologique, l’analyse factorielle peut également être un instrument utile pour l’étude des capabilités, comme l’a montré le travail de Lelli (2001).

Notes
170.

Voir sur ce sujet à titre d’exemple les articles de Nussbaum (1992, 2002) et Alkire (2002).

171.

Reboud (2006).

172.

Le seuil de pauvreté a été calculé de manière relative comme étant la moitié du revenu médian. En 2002, le seuil de pauvreté est estimé à 563 euros/mois. Par contre, le seuil à 60 % du revenu médian est calculé à 675 euros/mois. En 2003, le seuil de pauvreté s’établissait en France à 645 euros par mois pour une personne seule sur la base de la moitié du niveau de vie médian et à 774 euros sur la base de 60 % de la médiane. Les taux de pauvreté étaient alors (respectivement) de 6,3 % et 12 % pour ces deux seuils. Voir : Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Rapport 2005-2006 et INSEE-DGI, enquêtes Revenus fiscaux.

173.

Pour le choix des indicateurs, nous nous sommes basés sur un nombre d’études similaires traitant la pauvreté des fonctionnements, menées dans les pays développés, notamment le travail de Brandolini et D’Allesio (1998) sur données italiennes ou celui de Lelli (2001).