Introduction

Objets d’une forte médiatisation, les footballeurs professionnels ont toutes les chances d’apparaître comme des êtres familiers, dont le sens de l’engagement et la forme de travail sont bien connus. Toute enquête sur le sujet doit ainsi faire face à une figure saturée de discours de sens commun et à un « écran des évidences»1, que contribue à produire l’abondance des récits journalistiques. Les récits biographiques hagiographiques, comme les stricts comptes-rendus des performances, concourent à maintenir les sportifs de haut niveau, et parmi eux, les footballeurs, en situation d’« apesanteur sociale »2. Fable sur la réalisation d’une « passion » d’un côté, résultats sportifs soustraits à leurs conditions de réalisation de l’autre, les discours les plus récurrents illustrent en creux l’intérêt d’un regard sociologique. Il peut se donner pour objectif de resituer les performances sportives au sein des conditions sociales qui les rendent possibles et de mettre à jour la manière dont elles structurent les expériences subjectives des acteurs de ce spectacle. Cela a d’autant plus d’intérêt que, paradoxalement méconnus, les footballeurs professionnels ont toutes les chances d’être l’objet de discours qui expriment surtout le rapport de leurs auteurs à un sport censé incarner une « passion populaire ».

Or, si la littérature sociologique traitant du football s’est davantage orientée vers l’étude des professionnels que vers celle des pratiquants amateurs3, les approches se sont très majoritairement concentrées sur l’analyse du spectacle. Comprendre son attractivité et ses variations internationales ou locales, analyser les comportements des spectateurs, et en particulier les formes les plus radicales, sont les questions qui ont guidé la plupart des recherches récentes sur le sujet. Les travaux sur les supporters, sur les débordements de violence dans les stades occupent très largement cet espace4. Dans cette perspective, le footballeur professionnel est peu analysé en lui-même, il est d’abord envisagé comme le support de jeux de symbolisation et d’identifications (locales ou nationales par exemple)5.

Mais, comme le soulignent les principaux travaux socio-historiques6 portant sur les footballeurs professionnels français et les conditions d’exercice de ce métier, l’accès à cet univers social et la vie en son sein sont l’objet de fortes contraintes spécifiques, qui donnent lieu à un apprentissage spécialisé et institutionnalisé supposant une transformation importante de soi. Les centres de formation des clubs professionnels qui accueillent les apprentis « pros » constituent la pièce centrale du dispositif de formation. Si les travaux sociologiques qui les ont pris pour objet sont assez rares7, ces institutions possèdent une emprise élargie sur leurs pensionnaires, emprise d’autant plus forte qu’elles peuvent s’appuyer sur la légitimité du monde sportif à se construire comme un monde « à part ». Elles constituent ainsi un lieu particulièrement idoine pour mettre en œuvre une sociologie de la socialisation. Délesté de la dimension normative contenue dans les usages courants de ce terme, en particulier dans un univers sportif français prompt à affirmer ses vertus « éducatives » ou « intégratrices »8, un tel programme peut se définir comme une « analyse sociogénétique des processus de construction des êtres sociaux »9. Si l’on peut considérer que « les pratiques sportives constituent (…) un formidable laboratoire où peuvent se saisir les liens entre des formes d’apprentissage, des types de dispositions, de savoirs et savoir-faire et des formes d’exercice du pouvoir »10, la formation au football professionnel, parce qu’elle est l’œuvre d’institutions spécialisées et puissantes qui prennent en charge plusieurs années durant les aspirants footballeurs, est un terrain propice à l’analyse de la production du « social incorporé », qu’il prenne la forme de dispositions ou de savoir-faire. Les modalités de construction et d’actualisation de façons de faire et de penser propres à cette « fabrique des footballeurs » constituent ainsi l’objet central du présent travail. L’appréhension de la série des transformations individuelles qu’implique cet apprentissage est menée sur la base d’une enquête à l’intérieur de la structure de formation d’un club professionnel (l’Olympique Lyonnais) qui encadre environ 140 jeunes joueurs âgés de 12 à 19 ans. Fondé sur l’exploration intensive d’une seule institution, le matériau exploité est, essentiellement, le produit d’observations et d’entretiens menés en son sein. L’analyse s’appuie ainsi sur cinquante-huit entretiens conduits sur ce terrain (dont dix l’ont été lors du D.E.A) et permet la description de la sociogenèse de la vocation, des dispositions et savoir-faire de trente-trois apprentis membres du club.

L’ampleur et les conditions des effets socialisateurs produits par l’entreprise de formation sont analysées en quatre temps qui permettent de souligner les différentes dimensions de cette socialisation dans le club, tout en les resituant par rapport aux expériences préalables des apprentis footballeurs et à leurs investissements extra-sportifs. C'est par cette association des approches diachronique et synchronique des expériences individuelles que le travail entend rendre compte de l’appropriation qui est faite des conditions spécifiques de cette formation sportive professionnelle.

Grâce à une première partie (« La carrière amateur »), la thèse permet de décrire les pratiques et les trajectoires sportives qui précèdent l’entrée dans la structure de formation. Les primes appropriations du football des apprentis et leurs conditions de réalisation sont au centre de ce premier mouvement d’analyse et permettent de mettre en lumière la carrière amateur des enquêtés. A la lumière des entretiens réalisés, il est possible de distinguer une première « phase » de la carrière amateur précoce des joueurs, celle des premières années de pratique (« Le football des débuts »). Durant celles-ci, le mode d’appropriation se caractérise par un investissement dans le jeu et un ancrage local de l’activité qui permettent une prime imprégnation de la culture sportive. Cependant, cette façon de s’engager dans le jeu gagne à être rapportée aux conditions familiales et sociales qui président à l’entrée dans l’activité des enquêtés. Ce point permet, en particulier, de souligner l’importance du rôle paternel dans cet investissement et dans leur adhésion précoce à cette forme d’activité. Un deuxième chapitre (« Du joueur « doué » à l’entrée en formation ») souligne l’importance de l’évolution de l’appropriation du jeu avant l’orientation vers une formation sportive professionnelle. En effet, dans un deuxième temps (une seconde « phase »), la pratique des apprentis enquêtés a évolué, en relation avec l’organisation de l’offre de pratique, dans le sens d’une « sportivisation » croissante. La modalité de jeu alors dominante se réalise au contact de nouveaux entraîneurs et / ou de nouveaux clubs plus élevés dans la hiérarchie sportive et mobilise les joueurs dans une ascension sportive. L’accumulation de reconnaissances « expertes » (au sein de clubs ou de sélections fédérales), en facilitant l’intériorisation du sentiment d’être « doué », prépare les enquêtés à l’entrée dans un apprentissage professionnel exigeant. On comprend alors la force de « l’appel » de l’Olympique Lyonnais auprès de ces jeunes « élus » même si, du fait de ces contraintes (en termes de scolarité et d’hébergement par exemple), les processus individuels d’entrée en formation se différencient selon les passés sportifs et scolaires des aspirants footballeurs et les condition familiales. Cette première partie donne ainsi à voir, à travers l’analyse de leurs expériences footballistiques, le processus d’adhésion à un projet de vie dans sa temporalité, en distinguant des phases, tout en soulignant les déclinaisons de ce processus selon les enquêtés et, en particulier, les propriétés sociales et sportives de leur famille.

Avec la deuxième partie (« Une formation individuelle dans un sport collectif »), le propos se déplace vers l’étude de la socialisation produite par le club lui-même. Elle permet, en particulier, de mettre en lumière les mécanismes de renforcement de l’engagement et de l’adhésion à l’apprentissage sportif professionnel. Pour faire cela, l’étude montre qu’une caractéristique centrale de l’apprentissage est de placer les membres du club face une double injonction qui se manifeste dans la dualité du calendrier et du temps qu’intériorisent les enquêtés tout au long de leur cursus. En effet, l’organisation de la formation est structurée par l’articulation de deux types d’enjeux : d’une part, les apprentis adhèrent au programme de l’institution par la socialisation à une activité compétitive et collective et, d’autre part, ils sont amenés à s’engager progressivement dans des enjeux individuels de professionnalisation. Dans un premier temps (« La formation et l’engagement compétitif ») est soulignée la manière dont l’absorption croissante des jeunes enquêtés par les enjeux sportifs s’appuie sur une immersion dans les différentes compétitions qui mobilisent les équipes du club. Insérés dans un univers « à part », soumis à l’urgence compétitive et rythmés par le calendrier sportif, ils intériorisent aussi des manières de jouer structurées par une « culture de la gagne » et une tension agonistique qui contribuent à façonner leurs dispositions compétitives. L’appropriation du jeu telle qu’elle est suscitée par l’encadrement sportif est également révélatrice de la place donnée à la dimension collective de la pratique. L’adhésion à un groupe, à un « nous » compétitif, et la promotion d’un « esprit d’équipe » générateur de solidarités, participent ainsi de l’apprentissage dans le club. Dans un deuxième temps sont mises en évidence de nouvelles échéances qui structurent l’expérience des apprentis footballeurs (« La formation comme espace de luttes individuelles »). Elles sont le produit d’un second calendrier, celui des étapes internes d’un cursus professionnalisant. Aux échéances compétitives s’ajoutent, en effet, celles qui déterminent la position dans la structure et les espoirs de professionnalisation (comme l’obtention d’un contrat par exemple). L’intériorisation de ce calendrier s’objective selon trois angles permettant de souligner en quoi la formation est à la fois, et indissociablement, individualisante, incertaine et concurrentielle. Ainsi, après avoir montré de quelle manière l’activité tend à être envisagée en termes de carrière individuelle, il s’agit de souligner le poids de l’incertitude dans la formation et de ses effets sur le rapport des joueurs à l’activité et à leurs pairs. C'est en raison de cela que la formation constitue souvent l’expérimentation d’une vie « sous pression ».

Cette précarité des statuts à l’intérieur du centre de formation tend à produire un rapport tendu et inquiet à l’avenir. Il facilite une appropriation ascétique et disciplinée de l’activité qui se trouve renforcée par les manières d’apprendre, les techniques footballistiques et les façons de traiter le corps engagées dans l’apprentissage (« L’apprentissage des savoir-faire footballistiques »). Dans cette troisième partie, l’enseignement des manières légitimes de jouer et son rôle dans l’intériorisation d’une culture sportive professionnelle spécifique sont au cœur des interrogations et observations développées. Dans un premier temps (« Les savoir-faire : apprentissage et rapport au jeu »), les modes d’appropriation d’une gestualité spécifique sont décrits selon trois perspectives. Il apparaît, tout d’abord, que la forme et le mode d’organisation des exercices ainsi que les relations d’apprentissage font des séances d’entraînement le lieu de l’intériorisation d’un rapport à la pratique marqué par la discipline et une morale de l’effort. De plus, la socialisation à ce mode d’engagement se trouve redoublée par la forme des techniques et le style de jeu enseignés qui donnent lieu à une incorporation pratique. Ce mode d’appropriation est privilégié mais il n’est pas exclusif comme le montre le recours à un travail correctif sur soi qui rompt, en partie, avec le rapport pratique à la pratique. Enfin, les comportements de spectateurs des apprentis sont analysées car, à l’intérieur de la formation, elles participent à l’apprentissage et, au-delà, à l’appropriation du métier. Le modelage des dispositions corporelles des aspirants footballeurs constitue, dans un second temps, un axe d’exploration de la socialisation et de l’intériorisation d’un travail sur soi (« Le corps au service du football : entre dépassement et préservation »). L’intensité et le degré d’emprise de la formation permettent, en effet, la production d’une culture somatique spécifique qui, ajustée à un usage sportif intensif, s’actualise dans un ensemble de comportements qui mettent le corps au service de l’engagement footballistique. Le rapport au corps dominant dans cet univers social est structuré par les contraintes de l’exploitation intensive des ressources physiques. Il s’articule autour de deux dimensions principales : la construction d’un corps résistant qui se met en œuvre dans le travail sur le capital corporel et le rapport aux blessures d’une part, et, d’autre part, le développement d’une attention instrumentale au corps qui prend forme dans les pratiques de préservation de ce capital. Ainsi, l’analyse du corps footballistique donne à voir de quelle manière la prise en charge par l’institution, et notamment par ses agents médicaux, de la gestion des ressources physiques est appropriée par les jeunes aspirants footballeurs.

Après avoir souligné le poids de l’urgence sportive dans le modelage des dispositions corporelles, une autre façon de mettre en lumière la force de l’emprise sportive consiste à analyser les pratiques et les investissements des enquêtés footballeurs à l’extérieur du domaine sportif. La quatrième partie (« La vie hors champ : une jeunesse singulière ») montre en quoi la force de la socialisation sportive peut s’objectiver dans les recompositions de leur place et investissements dans leurs autres univers d’appartenance (scolaire, familial et de sociabilité). On observe ainsi de quelle manière la formation affecte leurs engagements non-sportifs et, parallèlement, comment les relations sociales nouées à l’extérieur de la sphère footballistique apportent leur propre contribution au maintien et au renforcement de la vocation sportive. La scolarité des apprentis depuis leur entrée en formation est ainsi étudiée en relation avec leur intériorisation du métier de footballeur (« Etre aspirant footballeur et élève »). Or il apparaît que les enquêtés font de plus en plus, en avançant dans le cursus de formation, une appropriation de l’espace scolaire en tant qu’apprenti footballeur. Celle-ci est facilitée par la place « à part » qu’ils occupent dans l’univers scolaire et au sein des relations de sociabilité qui s’y développent. De plus, cette appropriation se caractérise par une tendance au désinvestissement scolaire qui reflète la concurrence croissante entre les deux cursus et constitue un indicateur de l’intériorisation d’espérances et de perspectives sportives professionnelles. Mais l’engagement dans l’apprentissage n’est également pas sans effet sur les relations familiales et de sociabilité qu’entretiennent les jeunes enquêtés (« Relations familiales, sociabilité et « temps libre »). La carrière sportive a la particularité de susciter une mobilisation autour du projet professionnel et la constitution d’une place symbolique distinctive dans ces réseaux de relations. C'est sous cet angle que peut être appréhendé le rôle que tiennent la famille et les relations amicales dans le renforcement de la vocation par la reconnaissance qu’elles font de l’« élection » sportive. Mais, parce que l’engagement se révèle particulièrement exigeant et incertain pour les jeunes orientés dans cette voie, ces univers constituent également un lieu de repli ou de refuge et deviennent alors une ressource non-négligeable pour maintenir l’investissement. Les usages qu’ils font de leur « temps libre » permettent alors de mesurer le poids des dispositions sportives intériorisées et de la prise en charge par le club sur leurs activités « privées ».

Avant de présenter ces résultats, une partie introductive sera l’occasion de préciser l’angle d’approche adopté et son intérêt par rapport à l’organisation du football professionnel et à la nature des travaux existants (« L’analyse d’une socialisation sportive professionnelle »). Elle est aussi l’occasion de présenter les méthodes employées et le terrain investi afin de préciser les conditions dans lesquelles l’enquête a été menée (« Méthodologie et terrain »).

Notes
1.

J-M. Faure, C. Suaud., Le football professionnel à la française, Paris, PUF, 1999, p. 1.

2.

S. Fleuriel, M. Schotté, Sportifs en danger : la condition des travailleurs sportifs, Paris, Editons du Croquant, 2008, p. 6.

3.

On peut noter, plus précisément, que c'est le plus souvent l’activité dite « informelle » ou « auto-organisée » qui a fait l’objet de travaux spécifiques. Les regards se sont tournés vers les appropriations les plus différentes : d’un côté le football professionnel, de l’autre, les pratiques hors club. Ces dernières ont, sans doute, d’autant plus été l’objet d’attentions qu’elles se situent à la marge de l’institution. On peut citer, en particulier, sur ce sujet : M. Travert, L’envers du stade : le football, la cité et l’école, Paris, L’Harmattan, 2002, 199 p ; J. Camy, P. Chantelat, M. Fodimbi, « Les groupes de jeunes sportifs dans la ville », Les Annales de la Recherche Urbaine, 1998, n°79, p. 41-49.

4.

Parmi les nombreux travaux français sur ce domaine, on peut citer en particulier ceux de C. Bromberger [Le match de football : ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples, Turin, Paris, Ed. la Maison des Sciences de l’Homme, 1995, 406 p.], de P. Mignon [La passion du football, Paris, Odile Jacob, 1998, 287 p.].

5.

Le numéro de la revue Société et Représentations consacré au football en 1998 donne un bon aperçu des recherches menées et il est révélateur des orientations privilégiées. Après une série de textes historiques, on peut noter que trois des quatre chapitres sont consacrés aux représentations et processus d’identification en jeu (« Football et identité nationale », « Football : objet de représentation et objet de croyance », « Football et médias »). Un dernier chapitre, assez bref, aborde ensuite « l’organisation du foot » [Sociétés et Représentations, « Football et Sociétés », CREDHESS, n° 7, 1998, 491 p.].

6.

J-M. Faure, C. Suaud., Le football professionnel à la française, Op. Cit. ; A. Wahl, P. Lanfranchi, Les footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Paris, Hachette, 1995, 290 p.

7.

Dont en particulier : H. Slimani, La professionnalisation du football français : un modèle de dénégation, Thèse pour le Doctorat de Sociologie, Université de Nantes, 2000, 420 p.

8.

M. Falcoz, M. Koebel (dir.), Intégration par le sport : représentations et réalités, Paris, L’Harmattan, 2005, 270 p.

9.

B. Lahire, « Sociologie dispositionnaliste et sport », In SSSLF, Dispositions et pratiques sportives : débats actuels en sociologie du sport, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 36.

10.

Ibid., p. 36.