A. Eléments socio-historiques sur le football professionnel

1. La lente constitution d’un espace du football professionnel

La constitution d’un espace du football professionnel doté de ses propres outils de régulation est le produit d’un long processus. Les travaux historiques ont mis en évidence le fait que l’introduction du professionnalisme en France en 1932 constitue sur ce point une demi-rupture. D’une part, l’adoption par la Fédération Française du statut de joueur professionnel en juin 1932 légalise des pratiques de rémunérations déjà existantes et constitutives d’un « amateurisme marron » en plein essor depuis les années 192011 et qui se manifestaient par une menace grandissante pour la Fédération de perdre le contrôle de l’organisation de l’activité12. D’autre part, l’introduction du statut de joueur professionnel n’instaure pas un espace propre au métier de footballeur car « aucune filière de formation n’était prévue, ni voie de reconversion. Le métier comportant enfin des risques de blessures, il ne constituait pas encore une alternative attrayante, notamment pour les ouvriers. 1932 ne mettait pas un point final à la constitution des footballeurs en corps de métier autonome. De fait, celui-ci n’existait pas encore, faute de règles, de code déontologique, d’instance représentatives, de filières de formation, de perspectives de carrière et de promotion »13. Selon Jean-Michel Faure et Charles Suaud14, les années 1960 ont constitué dans cette histoire du professionnalisme footballistique une période charnière parce que, temps de conflits et de crise du mode de régulation, elles débouchent sur une réorganisation sensible au début des années 1970. En effet, même si dans les années qui suivent la deuxième guerre mondiale, la carrière professionnelle tend à devenir une activité durable et un emploi à temps complet pour une population plus fréquemment issue de la classe ouvrière15, la frontière entre professionnalisme et amateurisme reste floue. Il n’existe encore, par exemple, aucune filière de formation spécifique au football professionnel. Au début des années 1960, la gestion des présidents de club, qui tend à faire des relations salariales des liens interpersonnels, est paternaliste et leur pouvoir exorbitant en raison d’un contrat de travail instauré en 1952 (appelé « contrat à vie ») qui lie les joueurs jusqu’à l’âge de trente-cinq ans16. Or cette situation de « professionnalisme sans marché »17 qui interdit la constitution d’un véritable marché du travail en s’appuyant sur la dénégation de la dimension économique de l’activité, « ne pouvait être acceptée que par des joueurs encore peu conscients de vivre une véritable carrière professionnelle assortie de droits précis. Ancrés dans ces représentations, ils continuaient d’assumer leur situation sur le mode enchanté d’un destin d’exception qui les faisait échapper au sort ordinaire des membres de leur classe sociale (…) »18. Cependant, la contestation par les joueurs de ce contrat, qui leur interdit toute autonomie dans la gestion de leur carrière, s’intensifie et s’organise de manière collective avec, en 1961, la création d’un syndicat, l’UNFP (Union Nationale des Footballeurs Professionnels). La période qui s’ouvre donne lieu à une série de contestations, un mouvement de grève (en 1972) et aboutit en 1973 à la signature de la Charte du football professionnel. Cet accord signé entre les différents acteurs impliqués (joueurs, présidents de club, Fédération française du football (FFF)) et négocié sous l’autorité de l’Etat va jouer le rôle d’une convention collective. Il contribue grandement à l’instauration d’un véritable marché du travail professionnel. En particulier, il définit de nouveaux contrats professionnels donnant davantage de liberté de circulation aux joueurs ; il fixe les modalités de reconversion et lance les bases d’une formation spécifique au métier. On comprend que cette décennie ait pu être décrite par Jean-Michel Faure et Charles Suaud comme celle d’une « professionnalisation par la lutte collective »19.

Toutefois, si la signature de la Charte permet l’ouverture progressive des centres de formation et autorise la constitution progressive d’un marché du travail, l’organisation ne rompt pas avec la tutelle fédérale sur le football professionnel (via la Ligue du Football professionnel, branche de la Fédération qui gère l’activité professionnelle), qui est appuyée par l’Etat, soucieux de maintenir son monopole sur le sport d’élite20. L’insertion des pouvoirs publics dans ce règlement du conflit permet le maintien du contrôle fédéral sur l’ensemble de la pratique footballistique au nom de la défense des valeurs de l’amateurisme et du soupçon récurrent à l’égard de la logique économique. C'est la permanence de cette tutelle, qui s’appuie sur la constitution en France du sport comme d’une affaire d’Etat, qui caractérise la forme française de professionnalisme footballistique21. Les analyses socio-historiques soulignent comment l’espace du football professionnel reste, aujourd’hui encore, structuré par le poids de ce principe de vision qui fait de la Fédération le garant des « valeurs » du sport face aux logiques du marché, en vertu de la délégation qu’elle reçoit de l’Etat d’une mission de service public. L’espace des prises de positions et des stratégies s’organise alors selon deux pôles. Ainsi, comme l’a montré William Gasparini, la lutte pour l’élection à la tête de la LNF a donné lieu en 2000 à l’opposition entre deux positions : « les agents du premier pôle ont en commun d’être des anciens pratiquants et dirigeants du football et de défendre une certaine éthique sportive, les agents situés au pôle opposé partagent une proximité avec le « milieu des affaires » et sont plutôt favorables au libéralisme »22.

La permanence de ce principe structurant a accompagné les profondes transformations qui ont marqué l’univers du football professionnel depuis la fin des années 1970. Tout d’abord, les clubs professionnels ont connu un afflux de capitaux économiques dont l’essentiel est le produit des droits de retransmission télévisée. Le football est, en effet, le sport qui a le plus nettement bénéficié de la très forte croissance de la diffusion télévisuelle des sports23, entraînée par l’entrée dans un régime télévisuel concurrentiel24 et la multiplication des chaînes privées25. Les droits de retransmission ont connu une spectaculaire augmentation en France sous l’effet de cette concurrence : ils sont passés de 0,8 millions d’euros en 1983-1984 à 134 millions en 1999-2000 et à 650 millions en 2007-2008. Du fait de leur inflation, les droits télévisés deviennent la première source de revenus des clubs et supplantent les recettes au guichet26 : « alors que la télévision n’apparaissait pas comme un financeur du football en 1973, elle constituait la première source de revenus de la division 1 française en 1997 avec 25 % du budget des clubs. Pour la saison 2003-2004, cette « manne » en représentait 52 % »27 et 57 % pour la saison 2005-200628. La structure et le volume des budgets ont suivi des évolutions très importantes. Leur taille a très fortement cru (le chiffre d’affaires a été multiplié par 23 entre 1980 et 2002)29 et leurs ressources proviennent désormais prioritairement des télévisions et sponsors30. Les conditions économiques des professionnels ont été profondément modifiées, la masse salariale a énormément progressé (elle représente environ 60 % des budgets des clubs de Ligue 1)31. En Ligue 1, le salaire mensuel moyen a été récemment évalué à 24 200 euros par mois (après impôt et sans compter les primes de résultat)32, même s’il faut noter que ce marché du travail se caractérise par une forte segmentation et dispersion des revenus. Le football professionnel français a donc connu, en une trentaine d’années, un développement considérable de son marché économique et une adaptation aux logiques marchandes.

Ainsi, les réformes des statuts juridiques des clubs et la création de sociétés anonymes spécifiques illustrent tout à la fois la montée d’une organisation marchande et de l’emprise d’une logique économique (par exemple, par les autorisations de redistribuer des dividendes (en 199933) puis de la cotation en bourse (en 2006)), et les efforts législatifs pour maintenir une particularité à ces entreprises au nom de la protection contre un marché qui continue perçu comme une menace34. Chacun de ces rapprochements des clubs avec les règles de l’économie marchande ordinaire a consisté en une « transgression »35 de l’ordre fédéral et de ses dirigeants qui y voient une atteinte à la « morale » sportive. Dès lors, le maintien d’un système « fédéralisé » de professionnalisme est mis en difficulté par l’intégration progressive à un marché européen du football, accélérée par la liberté de circulation accordée aux joueurs depuis 1995 (arrêt « Bosman »)36. Le fonctionnement du football professionnel français se caractérise donc tout à la fois par une commercialisation accrue de son activité, la constitution d’un marché du travail à l’échelle européenne et la persistance du rôle de la Fédération dans son organisation et sa régulation. L’organisation du système de formation doit alors être analysée au regard de cette structuration.

Notes
11.

P. Lanfranchi, A. Wahl, Les footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Op. Cit., p. 33-53.

12.

P. Lanfranchi et A. Wahl mettent clairement en évidence le poids des initiatives de J-P Peugeot qui promut le professionnalisme (à travers la création d’une équipe salariée au sein du FC Sochaux en 1929) et créa une compétition parallèle et concurrente en 1930 (la Coupe de Sochaux) [Ibid., p. 52].

13.

Ibid., p. 60.

14.

J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit.

15.

P. Lanfranchi, A. Wahl, Les footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Op. Cit., p. 113-126.

16.

Les mutations, c'est-à-dire les changements de club employeur, étaient possibles mais elles supposaient l’accord du président du club.

17.

H. Slimani, « Les Centres de formation des clubs : les contradictions d’un enjeu national », In Société et Représentations, Paris, CREDHESS, décembre 1998, n° 7, p. 356.

18.

J-M. Faure, C. Suaud, « Le professionnalisme inachevé », Actes de la recherche en sciences sociales, juin 1994, n° 103, p. 9.

19.

J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 80.

20.

S. Fleuriel, Sport de haut niveau ou sport d’élite ? La raison culturelle contre la raison économique : sociologie des stratégies de contrôle d’Etat de l’élite sportive, Thèse pour le doctorat de sociologie, Université de Nantes, 1997, 367 p.

21.

J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit. Hassen Slimani a pu montrer comment « la dénégation de la dimension commerciale et marchande de l’activité a pour enjeu le contrôle du professionnalisme et le refus de le voir accéder à une réelle autonomie » [H. Slimani, La professionnalisation du football français : un modèle de dénégation, Op. Cit., p. 307].

22.

W. Gasparini, « Les enjeux de l’organisation du football fédéral », Panoramiques, n° 61, 2002, p. 54

23.

Le volume horaire du sport diffusé sur les chaînes a été multiplié par 41 entre 1980 et 2000 [Données du CSA, citées dans : P. Dietschy, P. Clastres, Sport, société et culture en France, Paris, Hachette, 2006, p. 207]. Le football y occupe la première place : sur les six chaînes nationales, il occupait 23,7% du temps consacré au sport en 1999 [P. Duret, Sociologie du sport, Paris, Payot, 2004, p. 178].

24.

J-F Bourg, J-J. Gouguet, Analyse économique du sport, Paris, PUF, 1998, 380 p.

25.

Et en particulier par l’arrivée d’acteurs qui vont investir dans la diffusion sportive : Canal + en 1984, TF1 privatisé en 1987, Eurosport en 1989, les bouquets numériques CanalSatellite et TPS en 1996.

26.

Les recettes au guichet représentaient 80 % des entrées financières en 1975, elles ne représentent plus aujourd’hui qu’environ 15 % du total [P. Dietschy, P. Clastres, Sport, société et culture en France, Paris, Hachette, 2006, p. 209].

27.

J-F. Bourg, J-J. Gouguet, Economie du sport, Paris, La Découverte, 2005, p. 17.

28.

Comptes des clubs professionnels, 2005-06, DNCG, Commission de contrôle des clubs professionnels.

29.

Chiffre d’affaires hors indemnité de transfert en première division [J-F. Bourg, J-J. Gouguet, Economie du sport, Op. Cit., p. 19-20].

30.

Par exemple, « alors que le parrainage de société était évalué à 28 MF en 1980, il représente 430 MF douze ans plus tard » [Slimani, La professionnalisation du football français, Op. Cit., p. 360-361].

31.

« Pour la saison 1995/96, le revenu annuel moyen, après avoir augmenté fortement, de 100 000 F en 1979 à 900 000 F en 1989, s'établit à 850 000 F » en Ligue 1 [Y. Colin, Quels arbitrages pour le football professionnel ? Les problèmes liés au développement économique du football professionnel, Rapport d’information du Sénat, n° 336, 8 juin 2004, p. 72].

32.

G. Dhers, « 24 200 euros nets par mois? Le salaire moyen d'un joueur de L1 », Libération, 16 février 2007.

33.

Création du statut de SASP (société anonyme sportive professionnelle). Créée par la loi du 28 décembre 1999, la SASP est la forme juridique la plus proche du droit commun des sociétés commerciales (Elle a remplacé progressivement la SAOS : société anonyme à objet sportif, société de droit commun à caractère désintéressé avec interdiction de distribuer des dividendes). La loi dite Lamour de 2003 vient renforcer cette tendance en transférant aux clubs la propriété des droits audiovisuels (détenus par la Fédération), leur commercialisation restant centralisée au sein de la Ligue.

34.

J-M. Faure, C. Suaud, « L’impensable autonomie du football », Panoramiques, n° 61, 2002, p. 32-38.

35.

H. Slimani, La professionnalisation du football français : un modèle de dénégation, Op. Cit.

36.

A la suite de l’arrêt de la Cour de justice des communautés européennes du 15 décembre 1995 (dit « arrêt Bosman), qui applique les principes de la libre circulation des travailleurs et de non-discrimination issus du Traité de Rome, le marché du travail tend à s’unifier à l’échelle européenne puisque dès lors les joueurs sont libres de circuler à l’intérieur de cet espace (fin du quota de trois étrangers) et libres de droit à la fin de leur contrat (sans indemnité de transfert). En 2003-04, les grands championnats européens accueillent entre un tiers de joueurs étrangers (31 % en Italie, 38 % en France) et près de deux tiers (61 % en Angleterre, 59 % en Allemagne) [J-F. Bourg, J-J. Gouguet, Economie du sport, Op. Cit., p. 35.]