Les analyses socio-historiques ont également décrit l’organisation du système de formation des footballeurs et mis en évidence ce que sa construction doit à la structuration de l’espace du football professionnel et, plus précisément au rôle décisif qu’y joue la Fédération (FFF). Hassen Slimani a ainsi pu souligner combien la formation constitue la « clé de voûte du professionnalisme « fédéralisé » et un enjeu national pour sa pérennité »37.
La charte du football professionnel signée en 1973 jette les bases d’un marché du travail footballistique et organise une filière de formation spécifique. Alors que la formation n’existait jusqu’alors qu’à travers les initiatives locales de quelques clubs et l’ouverture en 1972 de l’Institut national du football à Vichy par la Fédération, la Charte initie le développement d’un système de formation méthodique par l’obligation faite aux clubs professionnels de mettre en place des centres de formation au football. Ils se généralisent en une dizaine d’années et on en compte vingt-quatre en 1984. Ils constituent depuis lors la pierre angulaire de ce système délivrant à de jeunes joueurs sélectionnés un apprentissage sportif spécifique et ils sont devenus le passage quasi-obligé pour l’accès au métier. Alors qu’en 1983 encore 40 % des professionnels avaient été formés dans un club amateur38, plus de 90 % seraient aujourd’hui issus d’un centre de formation39. L’entrée dans le métier suppose désormais de parcourir un long cheminement à l’intérieur d’un cursus aménagé. On compte actuellement trente-deux centres agréés40 qui accueillent environ mille sept-cents joueurs de quinze à vingt ans liés à leur club par une convention de formation (1732 pour la saison 2005-06) et dont un peu plus de la moitié sont sous contrat avec le club (53% en 2005-06). Porte d’entrée au professionnalisme, leur accès ne garantit pourtant pas une carrière professionnelle, les centres produisant un grand nombre de « laissés-pour-compte » : selon l’UNFP, seulement 20 % des joueurs issus des centres de formation accèdent au professionnalisme (en Ligue 1 et 2 ou championnat « National »).
Pour comprendre et mieux décrire le système de formation français, il est nécessaire de souligner que le rôle des centres de formation des clubs professionnels dépend fortement d’une politique fédérale qui, en s’appuyant sur le rôle de l’Etat dans la production des élites sportives au nom des vertus éducatives supposées de celles-ci41, tend à faire de la formation une « cause » nationale qui doit être contrôlée par les fédérations et soutenue par les deniers publics42. Plusieurs traits caractéristiques sont la conséquence de cette organisation. Tout d’abord, si la formation est prioritairement le fait d’institutions privées (les centres), l’uniformité du système est assurée par un contrôle et une réglementation qui ont été renforcés par la loi du 28 décembre 1999. Les centres de formation doivent désormais être agrées par le ministre des Sports43. Les centres sont soumis à un cahier des charges contenu dans la Charte du football professionnel, qui définit les moyens qui doivent être mis à disposition des aspirants footballeurs (encadrements technique, médical, scolaire, installations, etc.) et qui participe du classement des clubs en deux catégories44. Le nombre de joueurs en formation et de contrats de formation autorisés dépend de ce classement. Cette uniformité est renforcée par la formation des cadres techniques assurée par la Fédération et contrainte par le cahier des charges. D’autre part, la FFF intervient directement dans la sélection et la formation des joueurs. Ses agents, comme nous le verrons, participent au repérage des jeunes sportifs les plus compétents grâce à la mise en place, à partir du début des années 1970, de sélections fédérales qui alimentent le recrutement des centres des clubs. De plus, la Fédération intervient par ses propres institutions en développant, depuis la fin des années 1980, des centres fédéraux de « préformation » qui forment les jeunes joueurs (13-14 ans) afin qu’ils accèdent aux clubs professionnels. L’INF, l’institut national du football à Clairefontaine est le premier des centres ayant le statut de « Pôle Espoir » ; ils sont aujourd’hui au nombre de onze. L’investissement sur cette classe d’âge et sur cette phase de formation appelée « préformation » au travers des centres fédéraux, et quelque fois à l’intérieur des clubs professionnels (comme à l’Olympique Lyonnais), accroît donc la précocité des recrutements et de la formation en allongeant la filière spécifique.
Une autre particularité distingue la formation française : il s’agit d’une formation « intégrée », qui associe enseignement sportif et scolaire. Parce qu’elle a, dès son origine, été pensée comme une mission éducative par la Fédération, les centres de formation sont responsables d’une formation « totale ». En effet, « alors que, partout en Europe, tout se passe comme si l’autonomie du système scolaire garantissait l’étanchéité des deux espaces, le système français de formation combine les deux apprentissages. Les centres de formation doivent simultanément assurer la production d’un capital sportif compétitif et l’éducation totale – c'est-à-dire intellectuelle, morale, civique - des jeunes en formation »45. En France, la combinaison des formations scolaire et sportive dès la préformation facilite la constitution d’un cursus spécifique pour les aspirants professionnels et contraint les institutions de formation à gérer cette dualité. Enfin, il faut souligner que le système de formation, bien que souvent défendu comme le garant des valeurs sportives en opposition aux stratégies privilégiant le recrutement onéreux de joueurs confirmés46, est une source de revenu importante pour les clubs français. Ainsi, les indemnités de transfert occupent une part importante dans les budgets des clubs : elles représentaient 10 % du budget des clubs de D1 en 1990-1991 et 20 % en 1996-199747. Pour 2005-2006, les mutations de trente-huit joueurs français vers les clubs étrangers ont représenté environ 97 millions d’euros48. Dans un contexte de croissance des migrations, la France reste d’ailleurs l’un des principaux « fournisseurs » de joueurs étrangers à l’intérieur des cinq ligues européennes dominantes : « De la saison 1995/1996 à la saison 2005/2006, le nombre de joueurs étrangers dans les cinq meilleures ligues européennes est passé de 463 à 998. Les étrangers représentaient 20,2 % des effectifs en 1995/1996 et 38,6 % dix saisons plus tard. (…). Lors de la saison 2005/2006, le Brésil (139 joueurs), l’Argentine (88) et la France (82) pourvoyaient à eux seuls 31 % du nombre total des étrangers sous contrat »49.
Pour comprendre cette situation, il est nécessaire de revenir sur les origines de la politique de formation et ses effets. L’initiation de cette politique de formation par la FFF obéissait à une double logique. D’une part, il s’agissait de rationaliser la formation au métier et d’accroître le niveau du football français marqué par des échecs internationaux récents (absence aux coupes du monde de 1970 et 1974, et au championnat d’Europe de 1972). La constitution d’institutions dédiées à la formation produisit ses effets et les victoires des sélections nationales à partir du milieu des années 1980 donnèrent au système français une reconnaissance internationale et valorisa les joueurs « produits ». L’accumulation des titres des différentes équipes nationales en témoigne : médaille d’or aux Jeux Olympiques de 1984, Champion d’Europe (1984 et 2000), Champion du Monde (1998), Champion d’Europe Espoir (1988), Champion d’Europe des 19 ans (2005), Champion d’Europe des 18 ans (1983, 1996, 1997, 2000), Champion du Monde des « moins de 18 ans » (2001), Champion d’Europe des « moins de 17 ans » (2004). Mais, d’autre part, la politique de formation avait également pour fonction implicite de limiter la liberté de circulation de joueurs que permettaient les nouveaux contrats et la fin du « contrat à vie ». En effet, la formation tentait d’instaurer « en douceur et sur le mode paternaliste l’attachement au club formateur, autrefois imposé par les présidents de manière autoritaire »50, en produisant chez les apprentis le sentiment d’être redevable au club. Or Hassen Slimani a montré l’effet paradoxal des centres de formation qui, « en dispensant méthodiquement les apprentissages scolaires et footballistiques, (…) vont être les lieux privilégiés de la prise de conscience par les jeunes stagiaires des règles de l’économie marchande du football professionnel et des profits qu’ils peuvent en tirer rapidement »51. C'est ce qui explique, en partie, la nette accélération du départ des footballeurs dans les championnats européens car ils sont dès lors disposés à faire fructifier leur capital sportif dans des clubs européens plus élevés sportivement que les clubs français et offrant des niveaux de salaire supérieurs. Cela explique également une dernière caractéristique du système de formation, son caractère protecteur à l’égard des clubs formateurs qui repose sur la limitation de la liberté de mouvement des nouveaux professionnels. Cette limitation est assurée depuis 1973 par la Charte. En effet, les jeunes joueurs issus des centres sont tenus par la Charte de signer dans leur club formateur leur premier contrat professionnel. Cependant, celle-ci n’ayant pas de valeur en dehors du territoire national, la mise en place de nouveaux contrats en 1997 (contrat professionnel « anticipé », « espoir » puis « élite ») tente, tant bien que mal, de prévenir le départ de jeunes joueurs en les liant plus précocement avec le club professionnel. Les prises de positions opposent dès lors régulièrement le syndicat des joueurs dénonçant les atteintes à la liberté de circulation que représentent ces protections et les dirigeants fédéraux et de nombreux clubs qui dénoncent, eux, un « pillage » du football français.
H. Slimani, La professionnalisation du football français, Op. Cit., p. 311.
J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 217.
Demazière D., Csakvary B., « Devenir professionnel », Panoramiques, Paris, 2002, p. 86.
L’obligation faite aux clubs d’entretenir un centre de formation a été levée récemment, en 2003, par la FFF.
Définition de l’élite sportive instituée par la loi Mazeaud de 1975 selon laquelle l’investissement public se justifie par « la production d’une élite sportive qui doit jouer un rôle social, culturel et national de première importance ». Sébastien Fleuriel a souligné comment se résout la question de la prise en charge par l’Etat du sport d’élite grâce à une affirmation de l’unité du mouvement sportif car « parler d’athlètes ou de sportifs de haut niveau laisse idéologiquement entendre que chaque sportif est concerné, ou du moins peut l’être, en tant qu’il participe de la même culture de la performance, et ce, quel que soit son niveau de pratique » [S. Fleuriel, Le sport de haut niveau en France : sociologie d’une catégorie de pensée, Grenoble, PUG, 2004, p. 28].
Car « seule l’invocation de la « mission de service public » peut justifier les ressources financières accordées par les collectivités territoriales au football professionnel » [J-M. Faure, C. Suaud, « L’Etat, joueur protée du football français », in Bodin D., Duret P., Le sport en questions, Paris, Chiron, 2003, p. 14]. La construction des centres de formation légitime ainsi le soutien public : l’agrément en qualité de « maître d’apprentissage » permet à la plupart des centres de toucher la taxe d’apprentissage. Ils perçoivent également les subventions de certaines collectivités au titre de la formation professionnelle et peuvent bénéficier de la mise à disposition d’installations sportives municipales.
Cette loi prévoit également que l’accès à un Centre est soumis à la signature d’une convention de formation entre le bénéficiaire de la formation, son représentant légal et le club (des conventions types font l’objet d’un arrêté par discipline) et que les transactions sur mineurs sont désormais interdites.
Ils sont également classés en fonction de critères d’efficacité (nombres de joueurs passés professionnels, nombre de joueurs ayant effectué des matchs en équipe première, nombre de sélections fédérales totalisées par les joueurs en formation, diplômes obtenus, etc.).
Slimani H., « Les Centres de formation des clubs : Les contradictions d’un enjeu national », In Société et Représentations, Paris, CREDHESS, décembre 1998, n°7, p. 360. Dans les autres pays européens « l’intégration des meilleurs ne peut survenir avant la fin de leur cursus scolaire. Ainsi les jeunes espagnols et italiens, pressentis pour une carrière professionnelle, suivent une scolarité normale jusqu’à 16 ans. Il en est de même pour les jeunes Allemands et Anglais, qui ne peuvent s’engager véritablement dans un cursus professionnel avant 18 ans » [Ibid., p. 360].
« Inscrit dans le temps et porteur de valeurs, le projet de produire des joueurs de haut niveau dans le cadre d’une école se démarque des autres formes de recherche de la performance qui, accordant une plus grande visibilité au capital économique, demeurent suspectes au nom du principe amateur selon lequel « l’argent dénature le sport » » [J-M. Faure, C. Suaud, « L’Etat, joueur protée du football français », Op. Cit., p. 17].
J-M. Faure, C. Suaud, « L’Etat, joueur protée du football français », Op. Cit., p. 14. De le même manière, pour la saison 2000-01, les clubs étrangers ont dépensé près de 1,3 milliards de francs dans l’achat de joueurs français [H. Slimani, La professionnalisation du football français, Op. Cit., p. 379.].
Chiffres issus du rapport annuel de la DNCG (« Comptes des clubs professionnels », 2005-06).
R. Poli, « Migrations de footballeurs et mondialisation : du système-monde aux réseaux sociaux », M@ppemonde, 2007/4, n° 88, p. 2.
H. Slimani, « Les Centres de formation des clubs : Les contradictions d’un enjeu national », Op. Cit., p. 356.
H. Slimani, La professionnalisation du football français, Op. Cit., p. 229.