Les recherches qui abordent en France le football professionnel en tant que pratique, plus que comme un vecteur de symbolisation, ont été menées généralement dans deux directions : on trouve des analyses économiques et juridiques qui s’interrogent sur les conditions et les effets de la professionnalisation d’une part52, et, d’autre part, des recherches sociologiques qui se sont concentrées sur la question de la construction d’un espace social spécifique à l’activité sportive professionnelle. Ces dernières analysent la formation mais il ne s’agit pas de leur objet principal et elles ont traité le football professionnel en tant que champ, au sens que lui a donné Pierre Bourdieu, impliquant ainsi une certaine orientation des questionnements et des matériaux produits. Décrivant un espace relativement autonome de luttes menées par des acteurs engagés dans des stratégies de conquête d’un capital spécifique, qui prend notamment la forme d’une lutte symbolique pour la définition de l’activité, ces travaux ont pu objectiver des logiques concurrentes et récurrentes. Ces recherches ont fait porter les plus gros efforts empiriques sur les questions d’organisation, de structuration de ces univers comme des champs parce qu’elles s’interrogent prioritairement sur l’évolution de l’organisation de ces pratiques en analysant les rapports de force entre les différents acteurs (acteurs publics, dirigeants fédéraux et des clubs, joueurs professionnels) qui participent à la régulation de ce secteur. La question de la professionnalisation et de l’autonomisation d’un espace du haut niveau est alors centrale. Les travaux de Jean-Michel Faure et Charles Suaud (histoire et structuration d’un professionnalisme à la française), d’Hassen Slimani (processus de professionnalisation depuis les origines du professionnalisme) participent, avec ceux, par exemple, de Sébastien Fleuriel53, de Gildas Loirand54 ou de Sébastien Stumpp et William Gasparini55, à la construction d’une sociologie des espaces du sport de haut niveau en France. Ainsi, l’analyse sociologique du sport d’élite et du football professionnel s’inscrit le plus fréquemment dans un programme d’étude des champs et ces travaux partagent cette manière de construire l’objet. L’application de ce modèle d’analyse à ces univers a d’autant plus de chances de produire des effets de connaissance qu’il s’agit d’espaces sportifs d’élites qui, comme les champs du pouvoir analysés par Pierre Bourdieu, sont des domaines d’activités publiques comportant un minimum « de prestige (capital symbolique) et pouvant s’organiser, de ce fait, en espaces de concurrences et de luttes pour la conquête de ce prestige spécifique»56.
Or, du fait de cette construction de l’objet, les travaux socio-historiques sur le football professionnel appellent, en même temps qu’ils les facilitent, des développements en direction de l’étude de la socialisation et des mécanismes d’appropriation des footballeurs eux-mêmes. En effet, l’attention apportée à la sociogenèse de l’espace du football professionnel et de ses institutions oblige à un long travail d’analyse et de présentation des positions et prises de position des groupes d’acteurs engagés dans le processus de construction de la professionnalisation. C'est ce qui explique, par exemple, la place accordée à la question syndicale. L’analyse de la socialisation, notamment celle des joueurs eux-mêmes, est présente dans ces travaux mais limitée et contrainte par ce cadrage. La problématique de la socialisation est le plus fréquemment seconde dans ces travaux. De le même manière, il est significatif, que même lorsque le thème de la socialisation est plus central dans les analyses des sportifs de haut niveau (comme dans les travaux de Bruno Papin57 sur la gymnastique), le préalable de l’analyse historique de la constitution d’un espace limite par voie de conséquence l’ampleur des analyses de la socialisation. L’ouvrage de ce chercheur, issu d’une thèse de doctorat portant sur la « conversion » des gymnastes de haut niveau, incarne bien cette manière de procéder : même s’il apporte d’importants constats sur le processus de socialisation à l’œuvre, ceux-ci sont limités à deux chapitres (une centaine de pages58) après deux importantes parties sur la genèse historique d’une élite gymnaste et le rôle qu’y a joué l’Etat (soit environ 130 pages). Ce calcul en termes de volume, s’il est une manière sommaire d’objectiver les efforts de recherche, est révélateur des effets produits sur le travail d’analyse.
Ainsi, du fait de la prédominance de ces interrogations, les travaux sur le football professionnel proposent un traitement de la formation au métier qui appelle un enrichissement des axes de travail aussi bien en ce qui concerne les instances et les agents qui interviennent dans le processus de socialisation (les centres de formation eux-mêmes et l’articulation avec les autres agents socialisateurs), les modalités et mécanismes de celui-ci et les « produits » qui en résultent (les dispositions). Ces trois axes, qui permettent de décrire la socialisation (« qui ? », « comment ? », « pour quels résultats ?»), peuvent bénéficier, de notre point de vue, d’une attention exclusive. Or de telles interrogations ont d’autant plus d’intérêt que, le chemin de la professionnalisation se faisant, l’accès au métier est conditionné par le passage dans des institutions de formation sélectives et enveloppantes qui organisent un apprentissage intensif. En effet, l’engagement sportif des jeunes aspirants footballeurs, pris en charge par une organisation dont la visée explicite est la transformation de ses membres, est un lieu privilégié pour une analyse de la socialisation, alors que la pratique sportive amateur, sujette à des investissements très diversifiés, rend plus difficile l’objectivation d’effets socialisateurs. C'est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles la pratique sportive a été le plus souvent appréhendée comme un domaine d’actualisation d’un passé incorporé ailleurs, essentiellement dans le cadre familial. Ainsi, initié par Pierre Bourdieu59 dans la lignée de ses travaux sur les pratiques culturelles60, le développement de la sociologie du sport en France a d’abord prioritairement axé ses recherches sur les différenciations sociales des activités ludiques, la mise en relation d’habitus et d’orientations et de goûts sportifs. Le sport est alors intégré à un style de vie, approprié en fonction des dispositions de classe61, notamment des dispositions corporelles62, avant que cette orientation ne soit enrichie par une attention aux différenciations et dispositions sexuées. Le sport n’est alors pas envisagé comme un lieu de construction de dispositions mais comme un espace d’actualisation d’habitudes déjà incorporées, transférées à cet univers et qui doivent permettre de rendre compte de la distribution sociale et sexuée des pratiques et appétences. C'est ainsi qu’il est possible de reprendre à propos de ces travaux sur le sport, la remarque qui est faite par Bernard Lahire à Pierre Bourdieu au sujet de l’usage de la notion de disposition dans l’analyse des pratiques culturelles dans son ouvrage La Distinction : « dans tous les cas, on ne dispose d’aucun exemple de construction sociale, d’inculcation, d’incorporation ou de « transmission » de ces dispositions. On n’a aucune indication sur la manière dont on peut les reconstruire ni de la façon dont elles agissent (c'est-à-dire dont elles sont activées ou mises en veille selon les domaines de pratiques ou les contextes plus restreints de la vie sociale. Elles sont simplement déduites des pratiques sociales (alimentaires, sportives, culturelles….) les plus fréquemment observées – statistiquement - chez les enquêtés »63. De la même façon, les pratiques sportives sont le plus souvent analysées à partir de l’appartenance sociale des pratiquants64, c'est-à-dire de leur socialisation extérieure au sport et cela a été facilité par un modèle théorique qui, à travers la notion d’habitus, suppose la transférabilité systématique des dispositions et l’unité des styles de vie, comme l’y invite, par exemple, cette formulation du problème par Pierre Bourdieu : « il reste qu’on ne peut pas comprendre la logique selon laquelle les agents s’orientent vers telle ou telle pratique sportive et vers telle ou telle manière de l’accomplir sans prendre en compte les dispositions à l’égard du sport, qui, étant elles-mêmes une dimension du rapport particulier au corps propre, s’inscrivent dans l’unité du système de dispositions, l’habitus, qui est au principe des styles de vie »65. Les propriétés de l’objet (les pratiques sportives amateurs) et du modèle théorique dominant (le système de dispositions cohérent) ont contribué à cette tendance.
Une problématisation en termes de socialisation, qui fait de celle-ci le principe du point de vue central, permet de se poser des questions spécifiques et suppose une orientation méthodologique adaptée.
En particulier les travaux de J-F Bourg ou J-J Gouguet. Ils abordent notamment la question de la formation et de sa réglementation [J-J Gouguet, D. Primault, « Formation des joueurs professionnels et équilibre compétitif : l’exemple du football », Revue économique et juridique du sport, 2003, n° 68, p. 7-34].
S. Fleuriel, Le sport de haut niveau en France : sociologie d’une catégorie de pensée, Op. Cit., 95 p.
G. Loirand, Une difficile affaire publique : une sociologie du contrôle de l’Etat sur les activités physiques et sportives et sur leur encadrement professionnel, Thèse pour le Doctorat de Sociologie, Université de Nantes, 1996, 402 p.
W. Gasparini, S. Stumpp, « Les conditions sociales d’émergence du volley-ball professionnel : de l’espace national au club local (1970-1987) », STAPS, 2004, n° 63, p. 123-138.
Il s’agit ici de l’analyse qui permet à Bernard Lahire de nuancer l’ambition souvent universelle du concept de champ : « Contrairement, donc, à ce que les formules les plus générales peuvent laisser penser, tout individu, pratique, institution, situation, interaction ne peut être affecté à un champ. En fait, les champs correspondent assez bien 1) aux domaines des activités professionnelles (et/ou publiques) en mettant hors les populations sans activité professionnelle (et parmi elles, une majorité de femmes) ; et, plus précisément encore, 2) aux activités professionnelles et/ou publiques comportant un minimum (voire un maximum) de prestige (capital symbolique) et pouvant s’organiser, de ce fait, en espaces de concurrences et de luttes pour la conquête de ce prestige spécifique (vs les professions ou activités n’étant pas particulièrement engagées dans les luttes à l’intérieur de ces champs : « petits » personnels administratifs, personnels de service, ouvriers…). » [B. Lahire, « Champ, contre-champ, hors champ », In B. Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 1999, p. 35].
Papin B., Conversion et reconversion des élites sportives : approche socio-historique de la gymnastique artistique et sportive, Paris, L’Harmattan, 2007, 286 p. ; Papin B., Sociologie d’une vocation sportive : conversion et reconversion des gymnastes de haut niveau, Thèse pour le Doctorat de Sociologie, Université de Nantes, 2000, 477 p.
Papin B., Conversion et reconversion des élites sportives : approche socio-historique de la gymnastique artistique et sportive, Op. Cit., p. 151-248.
P. Bourdieu, « Comment peut-on être sportif ? », In Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 173-195 ; P. Bourdieu, « Programme pour une sociologie du sport », In Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 203- 216.
P. Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, 670 p.
C. Pociello (dir.), Sports et Société : approche socio-culturelle des pratiques, Paris, Vigot, 1984 (1981), 377 p.
A partir de l’hypothèse avancée par Pierre Bourdieu selon laquelle « on peut poser en loi générale qu’un sport a d’autant plus de chances d’être adopté par les membres d’une classe sociale qu’il ne contredit pas le rapport au corps dans ce qu’il a de plus profond, et de plus inconscient, c'est-à-dire le schéma corporel en tant qu’il est dépositaire de toute une vision du monde social ». [P. Bourdieu, La Distinction, Op. Cit., p. 240].
B. Lahire, « De la théorie de l’habitus à une sociologie psychologique », In B. Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 1999, p. 128.
On peut noter à ce sujet que, dans leur état des lieux des travaux français de sociologie du sport, P. Irlinger, C. Louveau et M. Metoudi notaient en 1992 que cette sociologie traitait relativement peu de la question de la socialisation. Alors qu’ils mentionnaient 129 textes, seulement 8 références étaient placées dans la catégorie « le sport comme lieu de socialisation ». La majorité des textes répertoriés traitent des pratiques de spectateur (identités socioculturelles, valeurs et normes transmises à travers le sport), de l’organisation des activités (institutionnelle, économique) et du sport scolaire. [P. Irlinger, C. Louveau, M. Metoudi, « Sociologie des activités physiques et sportives : promenade dans la littérature », STAPS, 1992, n° 27, p. 53-72].
P. Bourdieu, « Comment peut-on être sportif ? », Op. Cit., p 189.