Le sens subjectif que prend et qui soutient l’engagement dans la voie formatrice des jeunes footballeurs du club constitue un des axes importants d’analyse. Parce que l’institution étudiée est chargée de la formation d’une élite sportive qui exige de ses membres un engagement intensif et incertain, elle doit donc être capable d’engendrer des espérances et une adhésion suffisante. Dans ce domaine, il faut souligner l’intérêt du concept de vocation. Importé de l’étude de l’univers religieux70, il a été employé avec beaucoup de récurrence par les recherches traitant des sportifs d’élite, notamment des footballeurs71. Il y tient souvent un rôle clé dans l’analyse de la socialisation. Il est, entre autres, l’un des concepts centraux des travaux de Bruno Papin sur les gymnastes72 : dans son analyse des parcours et de la socialisation qui les a rendus possibles, il consacre une attention particulière à l’« inculcation de la vocation ». Ces travaux définissent la vocation comme un type d’adhésion intensive à un espace qui, intériorisée par les acteurs sociaux, constitue une condition à l’entrée dans le champ, un « droit d’entrée »73 qu’exigent des groupes sociaux qui, relativement fermés, exercent un contrôle sur son accès74. Proche de la notion d’illusio, elle permet de décrire des engagements dans un univers spécifique en insistant sur le paradoxe d’une ambition inculquée par un ensemble d’institutions et « vécue comme la réalisation d’un projet individuel assumé en toute liberté »75. Un des enjeux de ce travail est de participer à la compréhension de la genèse de la vocation des jeunes footballeurs tout en s’interrogeant sur le degré de conformité des footballeurs de l’Olympique Lyonnais à ce modèle d’adhésion.
La centralité de la notion dans les travaux évoqués et les usages qui sont faits de ce concept permettent de distinguer trois propriétés des vocations sportives et permettent ainsi d’en affiner la définition. Tout d’abord, la vocation renvoie à l’adoption d’un « projet » de vie fortement intériorisé qui n’est le résultat ni d’une décision rationnellement posée ni d’une détermination biologique (la réalisation d’un « don »). Il s’agit de comprendre l’inculcation du sentiment d’être « fait pour ça », voire « né pour ça »76, en se distinguant d’une approche intellectualiste ou naturalisante. D’où les efforts entrepris dans ces recherches pour mettre à jour le long travail de persuasion qui peut produire une telle adhésion, efforts qui aboutissent à une focalisation de l’analyse sur les « élections » qui servent cette inculcation. Dans ce sens-là, la vocation suppose un travail de mise en cohérence biographique, car le sens de l’engagement s’appuie sur une mise en continuité temporelle, sur le mode du « j’étais fait pour ça », le parcours n’étant plus alors que la réalisation d’un « destin ». Mais la vocation n’est généralement pas appliquée à tout type de « projet » de vie, elle est le plus souvent sacerdotale, artistique ou sportive. Il s’agit donc également d’un engagement qui mobilise le langage de la « foi » ou de la « passion ». Orientation vécue comme une « passion », elle consiste en une adhésion à un univers relativement autonome ayant ses propres règles mais jugé « extra-ordinaire » ou « hors du commun », qu’il soit sacré ou sportif. Etre « passionné » constitue le modèle légitime d’adhésion. La vocation est alors définie comme « désintéressée »77 et reposant sur la dénégation du travail78 et de l’intérêt économique, et contribue à la difficile reconnaissance du statut de travailleur sportif79. Enfin, la vocation désigne des investissements intenses, voire sacrificiels, que viennent légitimer le langage de la passion. La métaphore d’un engagement « corps et âme », qui est fréquemment utilisée pour la désigner, indique bien qu’elle est conçue comme un enveloppement de l’individu dans sa totalité. Pour Jean-Michel Faure et Charles Suaud par exemple, l’entrée dans la carrière de footballeur est un « processus, socialement ancré, de transformation totale de soi-même – corps et âme -, autrement dit comme un processus de conversion »80. La vocation produit un effet de totalisation, le sens de l’engagement structure l’ensemble de l’existence pour devenir une « seconde nature »81. Le concept suppose donc que l’on ne peut être difficilement « à mi-temps » ou partiellement sportif d’élite. Ainsi, comme dans le modèle religieux, la frontière entre domaine « privé-personnel » et « professionnel-public » tend à s’effacer.
Le travail mené se propose donc, à la lumière de ces éléments de définition, d’analyser les mécanismes d’intériorisation d’une vocation footballistique et le rôle que celle-ci tient dans le maintien dans l’engagement sur une voie exigeante aux bénéfices incertains.
C. Suaud, La vocation : conversion et reconversion des prêtres ruraux, Paris, Minuit, 1978, 280 p.
J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 191-213.
B. Papin, Conversion et reconversion des élites sportives : approche socio-historique de la gymnastique artistique et sportive, Op. Cit.
Elle est ainsi proche de la « foi pratique » qui, pour Pierre Bourdieu, constitue « le droit d’entrée qu’imposent tacitement tous les champs, non seulement en sanctionnant et en excluant ceux qui détruisent le jeu, mais en faisant en sorte, pratiquement, que les opérations de sélection et de formation des nouveaux entrants (rites de passage, examen, etc.) soient de nature à obtenir qu’ils accordent aux présupposés fondamentaux du champ l’adhésion indiscutée, préréflexive, naïve, native, qui définit la doxa comme croyance originaire » [P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 113].
J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 195.
Ibid., p. 195.
B. Papin, « La vocation sportive, l’exemple de la gymnastique artistique et sportive », Lendemains, n° 88, 1997, p. 45.
J-M. Faure, C. Suaud., Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 205.
Comme dans le cas de la vocation gymnaste par exemple : « Le sentiment dominant est alors pour le gymnaste d’être « né pour ça », dans une dénégation plus ou moins poussée du travail d’entraînement qui s’exprime à travers le langage du don et plus encore de la passion » [B. Papin, « La vocation sportive, l’exemple de la gymnastique artistique et sportive », Op. Cit., p. 45].
S. Fleuriel, M. Schotté, Sportifs en danger : la condition des travailleurs sportifs, Op. Cit.
J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 193.
Ibid., p. 199.