Dans les travaux sociologiques consacrés aux sportifs de haut niveau et aux footballeurs professionnels, la vocation fonctionne souvent en couple avec une disposition générale : la disposition ascétique. Cette articulation est au cœur des analyses des dispositions sportives parce que leur association définit, en grande partie, l’habitus des sportifs d’élite étudiés. Dans ce modèle, la vocation fonctionne comme le moteur de l’ascétisme, elle légitime et permet les efforts et sacrifices réalisés au cours de la formation ou de l’exercice du métier par les sportifs. L’ascétisme sportif structure les comportements et constitue la matrice, par exemple, d’une exploitation intensive des ressources physiques, tout en se distinguant d’autres formes d’ascétismes (religieux par exemple) du fait de la place donnée à la « passion » et au plaisir dans la définition de l’activité. Cette disposition est au principe de l’unité des comportements. L’intensité d’un engagement vocationnel apparaît ainsi centrale dans les analyses consacrées à la socialisation sportive par les auteurs cités (Charles Suaud, Jean-Michel Faure, Hassen Slimani ou encore Bruno Papin). Pour une part, notre recherche s’inscrit dans cette démarche et pointe comment, dans le cadre footballistique, la socialisation articule ces deux dimensions. Il s’agit alors de décrire le poids des dispositions ascétiques dans le recrutement des aspirants footballeurs et la manière dont elles sont exploitées et spécifiées dans le processus de formation. Cependant, notre focalisation sur les mécanismes d’intériorisation nous autorise à élargir le champ des dispositions étudiées en nous appuyant sur deux constats qui peuvent être faits à ce sujet.
D’une part, l’usage de la notion d’ascétisme permet de désigner une disposition à s’abstenir de plaisirs communs, à reporter la recherche de satisfactions immédiates au nom d’une projection dans l’avenir caractérisée par la quête de gains futurs et d’une ascension sociale et sportive. Les privations auxquelles se soumettent les sportifs et leurs efforts répétés et intensifs témoignent d’une disposition ascétique. Les travaux mentionnés étudient ainsi la force de cette disposition à s’inscrire dans un mode de vie en tension, tourné vers la performance sportive, ainsi que sa fonction symbolique de distinction. Or, il faut souligner qu’une approche attentive à la pluralité dispositionnelle des individus82 revêt un intérêt particulier pour mettre en évidence le pouvoir sur soi83 et la force de résistance aux aspirations non-conformes à la vie sportive, de même que les frustrations qui peuvent en découler. L’analyse s’oriente alors sur la cible de ce rapport de domination sur soi, c'est-à-dire les désirs inassouvis et les plaisirs frustrés. Puisqu’il ne s’agit ici de réduire ces derniers à des « pulsions » spontanées et naturelles, il faut souligner que la mise en œuvre d’une domination de soi suppose l’existence de forces contraires, de dispositions, de goûts, de sollicitations extérieures intériorisées mais soumises à la force de l’ascétisme et de l’auto-contrainte. Une telle problématisation est facilitée par une approche dispositionnaliste. L’ascétisme peut alors être travaillé comme une lutte intra-individuelle, qui se démarque d’une vision pyschologisante puisqu’elle met en évidence le poids d’un passé incorporé et des conditions sociales de sa production. C'est ce que nous enseigne une sociologie des pratiques culturelles qui, parce qu’elle est attentive aux dissonances individuelles, établit que « c'est la lutte de soi contre soi, la domination d’un soi légitime sur la part illégitime de soi, qui engendre le sentiment de supériorité distinctive par rapport à ceux dont on imagine qu’ils n’ont aucune maîtrise ni aucun contrôle de soi. (…). Domination de soi et domination d’autrui se révèlent ainsi indissociables et les distinctions et les luttes symboliques sont autant individuelles (intra-individuelles et inter-individuelles) que collectives (inter-classes) »84. Dans notre travail, une attention particulière est donc portée à l’articulation des socialisations et aux rapports de force internes aux individus, rapports d’une lutte de soi contre soi qui composent l’ascétisme d’élite.
D’autre part, l’importance accordée à l’articulation entre vocation et ascétisme se justifie dans le cadre d’une sociologie qui place au cœur de cette socialisation la séparation dans un « monde à part », dans un univers d’élite qui exige un investissement et une aspiration à l’élévation. La sociologie du sport de haut niveau met alors l’accent sur ces dispositions des sportifs parce qu’elle se construit d’abord comme une sociologie d’une élite. C'est ce dont témoignent, par exemple, les emprunts récurrents faits aux analyses de Pierre Bourdieu sur les élites scolaires85 et l’importance accordée aux « élections » qui scandent les trajectoires des apprentis footballeurs86. L’accent est alors mis sur la dimension ascensionnelle des parcours des sportifs, et sur la série de reconnaissances qui peuvent produire la vocation et fonder l’ascétisme. C'est aussi en s’appuyant sur l’articulation de ces deux dispositions que les auteurs mettent en évidence la proximité des socialisations et dispositions entre sportifs de haut niveau ou « travailleurs sportifs »87 car le clivage central se situe entre des élites sportives et les pratiquants ordinaires. Se trouvent alors au centre des analyses des dispositions d’élites. Tout en reprenant ce versant de l’analyse parce qu’il permet de décrire des mécanismes de socialisation centraux, notre objet invite à élargir le champ des dispositions travaillées. Il s’agit alors de faire la sociologie de la formation à un métier qui exige des dispositions spécifiques, une culture corporelle et technique propre88. L’ambition est alors d’analyser des propriétés de l’activité sportive, qui ont davantage été mises en évidence par une sociologie de la distribution sociale des sports89 que par la sociologie du sport de haut niveau. Or le travail que nous avons réalisé tente d’investir cette dimension en traitant par exemple de la socialisation à un sport collectif et de la division du travail qui en découle ou du rapport à la violence physique engagée dans la pratique. Une telle optique permet, en outre, d’être attentif à la dimension sexuée de la socialisation. En effet, quoique ascète à la manière d’un gymnaste ou d’un athlète, on peut se demander dans quelle mesure que les footballeurs incorporent une culture corporelle et technique différente qui suppose des dispositions spécifiques. Pour la même raison, la question des compétences s’insère pleinement dans notre objet.
B. Lahire, L’homme pluriel, Op. Cit.
On doit à Michel Foucault d’avoir, dans ses études sur la sexualité antique, mis en évidence cette relation entre le rapport de soi à soi (la domination de soi) et le rapport de soi aux autres (la domination des autres) qui fonde le pouvoir distinctif et de légitimation de l’ascétisme. Il écrivait ainsi que « la maîtrise de soi est une manière d'être homme par rapport à soi-même, c'est-à-dire de commander à celui qui doit être commandé, de contraindre à l'obéissance ce qui n'est pas capable de se diriger soi-même, d'imposer les principes de la raison à ce qui en est dépourvu » [M. Foucault, Histoire de la sexualité (tome 2) : l’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 96].
B. Lahire, La culture des individus, Paris, La Découverte, 2004, p. 30. Il précise ainsi que « Seuls les efforts personnels (…) font de l’ascète culturel (comme de tout autre ascète) cet être différent qui a le sentiment de s’élever au-dessus des simples profanes, censés vivre dans la facilité et le relâchement permanents, et de valoir mieux qu’eux. » [p. 30].
Bruno Papin s’inspire, par exemple, à de nombreuses reprises de l’ouvrage de P. Bourdieu, La Noblesse d’Etat : grandes écoles et esprit de corps (Paris, Minuit, 1989, 568 p.) pour analyser la conversion des gymnastes [Conversion et reconversion des élites sportives, Op. Cit.].
J-M. Faure, C. Suaud., Le football professionnel à la française, Op. Cit.
S. Fleuriel, M. Schotté, Sportifs en danger : la condition des travailleurs sportifs, Op. Cit.
J. Bertrand, « Une sociologie dispositionnaliste de l’apprentissage du football professionnel », In C. Louveau, Y. Drouet (dir.), Sociologie du sport : débats et critiques, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 101-110.
C. Pociello (dir.), Sports et Société : approche socio-culturelle des pratiques, Op. Cit.