3. Les savoir-faire footballistiques

Les travaux sur le football professionnel, comme la majorité des travaux sur le sport de haut niveau, abordent souvent les savoir-faire, les gestes et techniques engagés dans le jeu, de façon assez lacunaire. Programmes d’entraînements, types de compétences mobilisées, formes de mise en jeu du corps sont peu ou pas analysés. A ce sujet, les enquêtes sur la pratique informelle du football, en mobilisant l’observation, traitent de manière nettement plus détaillée les gestes mis en jeu et leurs modalités d’apprentissage90. Ce constat est révélateur des effets sur l’investigation d’une approche en termes d’espaces. Ainsi, quand Hassen Slimani traite longuement de la formation professionnelle des footballeurs, les savoir-faire ne sont appréhendés que comme une dimension du « capital footballistique » des joueurs91. Les compétences sont définies à travers leur valeur dans l’espace, l’apprentissage consiste en une accumulation de ressources, sans que ni les gestes ni les modalités d’appropriation ne soient décrits. Appréhendés ainsi de manière externe, les savoir-faire sont davantage étudiés en termes de manque et de possession et c'est finalement la question d’une quantité de compétences qui domine. Cette façon minimale de décrire les techniques est le produit d’une orientation du regard qui définit l’objet. Comme la notion de capital culturel92 a davantage fonctionné comme un « outil de compréhension des phénomènes de reproduction sociale, de domination culturelle » (c'est-à-dire comme une « sociologie de la domination et du pouvoir ») que comme une sociologie de la connaissance, un « moyen de désigner des contenus culturels, des pratiques, des savoirs, des gestes, des rapports au savoir, au langage »93, l’approche en termes de capital footballistique met en évidence des écarts dans un espace hiérarchique mais passe assez largement sous silence la nature de l’activité et en particulier les manières d’agir sur le terrain. Les techniques, les compétences corporelles et cognitives et leur mode de construction sont périphériques dans l’analyse. On peut reprendre, dans une certaine mesure, le constat que faisait Bernard Lahire au sujet de la sociologie de la littérature, soulignant les effets d’une focale choisie pour analyser un champ : l’analyse de la littérature en tant qu’espace de positions tend a évacuer, malgré l’ambition déclarée, l’étude des œuvres. Elle constitue davantage une « sociologie des producteurs » que des « productions »94 car elle est centrée sur les stratégies et la reproduction des hiérarchies. Après les efforts entrepris pour l’objectivation de l’espace, le chercheur a toute les chances d’arriver « épuisé » pour analyser les contenus des œuvres ou, pour notre objet, les techniques sportives et de ne pas entrer dans le « vif de la chair »95 footballistique.

Développer l’analyse des savoir-faire et de leur apprentissage constitue alors un moyen d’enrichir l’étude de la socialisation sportive. Si les savoir-faire se différencient des dispositions puisqu’ils ne constituent pas « une inclination relativement permanente » mais une « capacité, une potentialité »96 circonscrites, ils ne sont généralement pas indépendants des dispositions construites au cours de la formation ou de celles que l’apprentissage exige. Aussi l’analyse des manières de jouer dans le club participe-t-elle pleinement à l’étude des mécanismes de socialisation. Le style de jeu transmis et légitimé constitue alors un outil de l’incorporation de dispositions corporelles et mentales et participe à la sélection des apprentis les plus conformes aux attentes des formateurs. Corrections des gestes ou consignes tactiques doivent être intégrées à l’analyse et ne pas être abandonnées aux didacticiens du sport.

De plus, il faut noter qu’on peut faire l’hypothèse que le peu de cas fait des savoir-faire tient aussi à l’utilisation du concept de sens pratique qui définit, depuis sa définition par Pierre Bourdieu, un mode d’action pratique, pré-réflexif, « infra-conscient » et « infra-langagier » acquis par immersion dans le champ et le jeu, et conçu comme une alternative à l’opposition entre structuralisme et théories de l’action rationnelle97. L’exemple de l’activité sportive a servi à Pierre Bourdieu à décrire cette maîtrise et cette incorporation pratiques98 au point qu’on puisse parler d’un modèle sportif de l’action99. Pierre Bourdieu a, en effet, beaucoup été influencé par la vision de Maurice Merleau-Ponty qui « prenait à l’occasion l’exemple du rapport corporel qu’entretient le footballeur au terrain de jeu pour faire sentir au lecteur que le terrain n’est pas un « objet » face auquel le joueur-sujet se tiendrait, mais le « terme immanent de ses actions pratiques » : « le joueur fait corps avec lui » »100. Les études de la socialisation sportive ont utilisé cette conceptualisation, mais rarement de manière centrale comme dans le travail de Loïc Wacquant sur l’initiation pugilistique101. Les modèles du sens pratique et d’une pédagogie implicite102 se sont assez largement diffusés pour décrire le rapport corporel qu’entretiennent les sportifs à leurs actes, tout en occupant souvent une place périphérique dans la construction de l’objet. Or plusieurs sociologues ont mis en évidence, notamment dans le cadre d’activités corporelles, la pluralité des modes d’action et d’apprentissage possibles. Ils ont permis de réévaluer, d’une part, la place des pratiques langagières dans l’apprentissage et, d’autre part, l’existence d’autres modalités d’action et d’apprentissage dans un temps de l’action sportive qui ne se réduit pas à l’urgence de la performance en direct103. Etudiant l’apprentissage de la danse, Sylvia Faure montre ainsi comment cette activité est le produit d’opérations complexes qui engagent « des registres d’action variés (sens pratique, contrôle, distanciation réflexive envers la situation, etc.) »104 et que la pratique de la danse permet des temps de prise de distance qui autorisent la correction, l’autocorrection et le jugement de soi. De plus, les processus d’intériorisation des savoir-faire ne peuvent alors être réduits a priori et systématiquement « à quelques opérations : inculcation, mimétisme, pédagogie implicite » 105 . La voie est ainsi ouverte à une analyse des mécanismes d’incorporation des techniques footballistiques au sein d’une structure de formation, ainsi que de la nature de ces savoir-faire et du rapport que les jeunes sportifs étudiés entretiennent avec ceux-ci. Les modalités d’action et d’apprentissage peuvent être interrogées à la lumière de ces concepts.

Notes
90.

C'est ce que l’on peut constater, par exemple, dans les travaux suivants : M. Travert, L’envers du stade : le football, la cité et l’école, Paris, L’Harmattan, 2002, 199 p ; J. Camy, P. Chantelat, M. Fodimbi, « Les groupes de jeunes sportifs dans la ville », Les Annales de la Recherche Urbaine, 1998, n°79, p. 41-49.

91.

Les compétences sont ainsi intégrées à un ensemble de ressources (titres, capital social) rentables sur le marché footballistique. Hassen Slimani définit le « capital footballistique » comme : « les compétences techniques, physiques, tactiques des joueurs, leur expérience pratique du jeu à différents niveaux en club et en sélection, la notoriété qu’ils en retirent et la sociabilité développée dans le milieu au sein duquel ils évoluent » [H. Slimani, La professionnalisation du football français, Op. Cit., p. 8].

92.

Bernard Lahire donne un autre exemple éclairant des effets de cette approche quand il analyse le concept de capital social : « On peut aussi remarquer qu’obnubilé par la question du pouvoir, des stratégies de conquête de capitaux, de reproduction ou de reconversion de son capital, Pierre Bourdieu réduit la sociabilité, les relations interpersonnelles (dont les relations amicales) à du « capital social » potentiellement mobilisable. Dans tel cas de figure, c'est la nature des liens sociaux qui est ignorée » [B. Lahire, « Champ, contre-champ, hors champ », Op. Cit., p. 41].

93.

Ibid., p. 46.

94.

Ibid., p. 40.

95.

Ibid., p. 48.

96.

B. Lahire, Portraits sociologiques : dispositions et variations individuelles, Paris, Nathan, 2002, p. 416.

97.

P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, 474 p.

98.

P. Bourdieu a exploité des exemples sportifs pour faire mieux comprendre la logique pratique comme lorsqu’il cite le cas du joueur de tennis qui anticipe les contre-pieds parce qu’il possède par corps les tendances du jeu. Il précise ainsi « qu’il y a un énorme décalage entre cette espèce de maîtrise pratique qui s’accomplit dans le rapport immédiat à un jeu par lequel on est possédé, et qu’on possède dans la mesure où on est possédé par ses régularités, ses tendances, et une connaissance de sujet connaissant qui pose le jeu en tant que jeu, qui se pose le jeu dans une représentation du jeu, qui en fait un plan… il y a un abîme entre les deux » [« Intérêt et désintéressement », Lyon, Cours du Collège de France, Cahiers de Recherche du GRS, n° 7, 1993 (1989), p. 44-45].

99.

B. Lahire, L’homme pluriel, Op. Cit., p. 173-180.

100.

B. Lahire, L’homme pluriel, Op. Cit., p. 173 (Il cite des extraits de : M. Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, PUF, 1978, p. 182-83).

101.

L. Wacquant, « Corps et Ames », Op. Cit.

102.

Comme dans le cas de l’apprentissage de la gymnastique de haut niveau [B. Papin, Conversion et reconversion des élites sportives, Op. Cit., p. 178-189] ou lorsque S. Fleuriel analyse les sportifs de haut niveau en associant apprentissage corporel et difficile verbalisation de l’expérience : il affirme ainsi que « quelque chose demeure en tout état de cause indicible relativement à l’expérience sensible d’une pratique intensive du sport » [S. Fleuriel, Le sport de haut niveau en France, Op. Cit., p. 58].

103.

L’action sportive telle qu’elle est décrite par P. Bourdieu est une action effectuée dans l’urgence qui nécessite la réalisation d’une performance immédiate, sans possibilité de temps d’arrêt et de correction. Ce type d’action n’est pas hégémonique dans le monde social ordinaire, mais ne l’est pas nécessairement non plus dans les pratiques sportives : celles-ci sont aussi le lieu d’un temps de préparation, celui de l’entraînement. Il peut donc exister des moments de rupture avec la logique pratique et, comme le dit B. Lahire, « si, au moment où le joueur est pris dans le match, il ne peut compter que sur ses habiletés incorporées, celles-ci peuvent être le produit de tout un travail de réflexion, de correction, de calcul, de stratégie, etc., accumulé durant les heures d’entraînement. L’entraîneur peut rationaliser la pratique du joueur, lui faire prendre conscience de ses coups, de ses défauts, de ses lacunes, il peut « corriger le tir » en orientant les habitudes de jeu du joueur » [B. Lahire B., L’homme pluriel, Op. Cit., p. 177.].

104.

S. Faure, Apprendre par corps, Op. Cit., p. 176.

105.

S. Faure, Les processus d’incorporation et d’appropriation du métier de danseur, Thèse pour le doctorat de sociologie, Université Lyon 2, 1998, p. 16.