2. La combinaison synchronique des dispositions et des investissements

Si les apprentis footballeurs, quelle que soit la proximité familiale avec le sport de haut niveau, ne peuvent être considérés comme étant « nés dans le champ » et implique une analyse de l’articulation des socialisations, il est également nécessaire de se prémunir contre le risque de les réduire leur appartenance à une instance de formation. Or, Bernard Lahire a souligné l’importance de ce risque dans la théorie de champs initié par Pierre Bourdieu qui a tendance à opérer une double réduction, aux « des acteurs aux activités professionnelles prestigieuses » d’une part, « et à l’observation de ces acteurs à partir de leurs seules activités professionnelles »110 d’autre part. Les activités « hors-champ » des membres de l’espace ont toutes les chances d’être l’objet de peu d’intérêt de la part du sociologue, qui risque alors de réduire « l’acteur à son être-comme-membre du champ »111 parce qu’il est uniquement observé au regard de son engagement dans son activité professionnelle. La question de la continuité des dispositions selon les types d’activités et celle de l’articulation des investissements (professionnels et familiaux en particulier) constituent des pistes de recherche auxquelles incite ce constat.

Pour notre terrain, cette perspective incite à envisager la force de l’emprise de l’institution en relation avec les temps « hors champ » des apprentis footballeurs et leurs appartenances extérieures au club. Cette question de la relation entre plusieurs univers d’appartenance se pose avec d’autant plus de force que l’engagement sportif est intense et se produit à un âge précoce où pèsent, en particulier, le rôle des parents et l’obligation scolaire. Il s’agit alors de mesurer les effets de la socialisation footballistique, en termes d’investissement et d’actualisation de dispositions, sur les activités et les relations non-sportives que nous distinguerons en trois secteurs : la famille, les relations amicales et l’école. Chaque apprenti se trouve, en effet, à la connexion de ces trois dimensions qui peuvent chacune constituer un lieu de renforcement de la vocation ou, au contraire, être un frein à l’investissement et l’occasion de sollicitations contraires. Ainsi, le point de vue permet de souligner la relation dialectique entre les sphères d’activités ou de relations : les rapports familiaux, comme l’école ou les relations amicales, sont affectés par cette orientation et peuvent aussi contribuer au maintien de l’engagement. L’étude de ces investissements et relations ne s’arrête donc pas avec l’entrée dans le centre de formation car l’engagement des enquêtés doit être compris au sein de ces interactions.

Le souci d’articuler ces dimensions de l’existence des jeunes enquêtés a pour objectif d’appréhender la puissance socialisatrice de la formation sportive professionnelle en objectivant le poids des contraintes et dispositions sportives dans les manières dont les enquêtés s’investissent ailleurs. On peut se demander alors qu’elle est la place des variations synchroniques de comportement chez les joueurs. Ce comparatisme à l’échelle individuelle aide à se prémunir contre la tentation qui guette l’étude d’une institution, celle d’accorder à cette dernière d’autant plus de pouvoir et de contrôle sur les individus que ceux-ci ne sont appréhendés que sur ce terrain, qu’en tant que membres de l’institution. Même si notre entrée sur le terrain et le cadrage de l’enquête donne le primat à la scène sportive, une série d’ouvertures à ces autres univers d’appartenance doit limiter ce biais potentiel. D’autre part, travailler ensemble les différentes facettes de l’expérience des aspirants footballeurs constitue une ressource pour reconstruire le sens subjectif de cet engagement, ce que réduirait un cloisonnement excessif. En effet, c'est aussi sur les différentes scènes sociales que prend sens l’ascension sportive des jeunes joueurs, d’où l’intérêt de reconstruire aussi ces engagements, en reprenant les mots d’Olivier Schwartz dans sa définition de l’approche ethnographique, « comme un « fait social total » pour pouvoir les comprendre comme faits subjectifs »112.

Notes
110.

B. Lahire, « Champ, contre-champ, hors champ », Op. Cit., p. 35.

111.

Ibid., p. 37.

112.

O. Schwartz évoque ici l’exemple d’un traitement scientifique dont la pertinence réside dans la transversalité de l’approche : « La « galère », cette expérience des jeunes des banlieues populaires, est faite à la fois de déviance, de temps morts, de travail intermittent, de musique ; ce sont toutes ces activités ensemble qui la constituent comme cette « expérience » dans laquelle ils se perdent en même temps qu’ils cherchent à s’y repérer et à s’y soutenir (…). Prétendre les « décrire » indépendamment des réseaux dans lesquels elles prennent sens, c'est donner dans l’illusion du comportementalisme. (…). Les comprendre, c'est les rapporter aux univers socio-symboliques pertinents, c'est-à-dire à ceux dans lesquels ils sont effectivement vécus et dont il faut s’efforcer de suivre les médiations sous-jacentes et les contours. » [O. Schwartz, « L’empirisme irréductible », postface de N. Anderson, Le Hobo : sociologie du sans-abris, Nathan, 1995, p. 296-297.].