A. Le travail sur le dispositif de formation

1. L’entrée dans le club et les conditions de l’enquête

L’entrée dans le centre de formation de l’Olympique Lyonnais s’est faite dans le prolongement d’un travail de D.E.A113 dont l’enquête avait consisté dans le suivi d’un groupe de joueurs de l’Olympique Lyonnais âgés de seize et dix-sept ans. Les observations et les entretiens réalisés à cette occasion durant deux mois et demi114 sont ré-utilisés dans notre travail et ont facilité l’entrée sur le terrain. L’enquête de D.E.A avait pu être menée grâce à l’accord du responsable du Centre et ce malgré ses premières réticences liées à la nature publique de l’activité115. L’accord du nouveau directeur du Centre, entré en fonction entre l’enquête de D.E.A et celle menée pour la thèse, a été obtenu par l’intermédiaire de l’entraîneur suivi précédemment et grâce à la confiance acquise auprès de celui-ci116. La nouvelle enquête a consisté en une insertion durable dans le Centre permettant la répétition des observations et facilitant les entretiens. Elle s’est déroulée en deux temps. Une première phase d’insertion auprès des plus jeunes joueurs a été menée par le biais d’observations centrées sur l’apprentissage de l’équipe des « 12 ans » durant environ quatre mois et demi (janvier-mai 2003). Une seconde étape, la principale, a vu se concentrer nos efforts sur la fin du cursus de formation. Pendant un peu plus d’une saison (12 mois, de juillet 2003 à juillet 2004 inclus), nous avons régulièrement suivi les équipes en fin de formation et plus particulièrement celle des « 18 ans ». Par séquences de demi-journées, la plupart du temps autour des entraînements ou des matchs, environ deux cents séances d’observation117 ont été réalisées au total. La longueur de l’installation dans le Centre a permis d’accroître la confiance qui nous avait été accordée et d’élargir les zones d’observations. Si les terrains de jeux sont restés les lieux les plus accessibles, d’autres espaces (vestiaires, salle de soin, déplacement en matchs) ont pu être progressivement et partiellement investis. De plus, l’effet de la durée de l’insertion et des gages qu’elle permettait de donner à l’institution, peut s’objectiver par comparaison avec l’intervention ponctuelle de journalistes. Par exemple, la présence d’une équipe de journalistes sportifs lors d’une journée d’entraînement a permis d’observer les effets d’auto-censure qu’elle impliquait sur les formateurs. Dirigeant un entraînement des joueurs en fin de formation (17-19 ans), les formateurs euphémisèrent très sensiblement leurs commentaires et leurs critiques à l’égard des apprentis footballeurs. La nature de leurs remarques détonnait au regard du fonctionnement ordinaire observé. Par exemple, quand l’un des entraîneurs devint plus acerbe envers les joueurs, le directeur du Centre en plaisanta avec les journalistes et tourna en humour les critiques faites. Comme nous l’a confié le lendemain l’un des joueurs concernés, les vestiaires après cet entraînement ont été le lieu, à l’abri des regards extérieurs, d’une sérieuse remontrance des formateurs sur le niveau de jeu des équipes. L’observation de cette journée nous donne ainsi l’occasion de mesurer l’écart de la perturbation impliquée par la présence journalistique et celle produite par notre propre présence, nettement atténuée par sa familiarité et par sa relative insignifiance dans l’univers professionnel et public. La durée de l’insertion, parce qu’elle permet une banalisation de la présence du chercheur118, s’ajoute au poids des contraintes qui pèsent sur les acteurs (qui doivent continuer à former et corriger)119, dans la limitation des effets perturbateurs.

Toutefois, les relations entretenues avec les membres du « staff » ont été limitées et contraintes par notre positionnement dans l’univers social que constitue le Centre. En effet, elles auraient été plus intenses, ouvrant sans doute davantage les terrains d’observation, si nous avions occupé un rôle actif dans l’institution, devenant une sorte d’auxiliaire des formateurs et répondant, par exemple, à certaines demandes formulées (la plupart du temps sous la forme d’interrogations sur la « psychologie » des joueurs ou de l’équipe120, sur la solidité de leur « mental »). Or notre objet nous condamnait à une position de « membre périphérique »121, en conservant un statut d’observateur que facilitait notre identification en tant qu’étudiant en cours d’apprentissage. En effet, entré sur le terrain avec l’accord des formateurs, la manifestation de notre indépendance à l’égard de ceux-ci était une condition indispensable à l’établissement de relations avec les aspirants footballeurs afin qu’ils ne nous associent pas, ou le moins possible, avec le dispositif de formation. Si les entretiens ont pu quelquefois souffrir d’une assignation de ce type, notre position d’observateur ne prenant pas directement part à la formation, comme sans doute la proximité d’âge et, dans une certaine mesure, de statut (d’« apprenti »122), a permis la complicité minimale à l’établissement de ces relations. L’inconfort de la situation résultait alors souvent d’une position en porte-à-faux que produisait notre engagement dans des relations aux points de vue potentiellement opposés (formateurs et apprentis) : nous avons ainsi été parfois le récipiendaire tout à la fois de propos très sévères de l’entraîneur des « 18 ans » à l’égard de tel ou tel membre de l’équipe (dans les vestiaires des entraîneurs, sur le bord du terrain, etc.) et de nombreux reproches des apprentis à l’égard de leurs formateurs (en entretien en particulier)123. Cette situation récurrente est, par ailleurs, significative des conditions d’apprentissage du métier de footballeur. Les conditions d’enquête étaient donc structurées par l’état des relations entre apprentis et formateurs qui se caractérisent, comme nous le verrons, par le pouvoir dont les entraîneurs disposent en raison de la mise en concurrence des joueurs. Un moyen de réduire les tensions liées à cette position et de « participer » à l’activité a été de suivre durant une saison une équipe engagée dans une série de compétitions. Le suivi des matchs et des résultats qui mobilisaient assez largement l’entraîneur comme les joueurs de « 18 ans » constituaient, en effet, un lieu de participation affective et d’engagement (les discussions d’après-match sur les résultats, les échecs et réussites, etc.) qui a servi notre insertion dans le groupe par l’engagement, même limité, dans les enjeux communs de l’équipe et du club. Loin d’entraver l’analyse, cette adhésion, non décisoire mais produite par cette insertion, a pu constituer le ciment des relations établies, constituant un gage donné à tous les membres (apprentis et entraîneurs) de notre intérêt et de notre conformité à la croyance dans la « cause » footballistique, et servir ainsi la compréhension de l’univers.

Une double contrainte, être autorisé à observer par les responsables de l’institution sans trop altérer les conditions d’observation et de relations avec les différents membres, a donc pesé sur l’enquête et incité à une installation de longue durée dans le Centre.

Notes
113.

J. Bertrand, Apprendre à être footballeur : dispositions et savoir-faire, DEA de Sociologie et Anthropologie, Université Lyon 2, 2002, 211 p.

114.

Durant la saison 2001-2002.

115.

Par exemple, la première fois nous avons évoqué la possibilité de faire des entretiens avec des joueurs, il a insisté pour que nous demandions préalablement l’autorisation aux entraîneurs et il a demandé à pouvoir consulter le résultat de notre travail en se disant « responsable de l’image du club ». On voit ici l’ambivalence des effets de la surface publique du club : d’une part, elle freine l’enquête du fait d’un souci de contrôle de l’information mais, d’autre part, les acteurs de l’institution ont le sentiment de participer à une oeuvre relativement extraordinaire qu’il est donc légitime d’observer, ce qui rend la position d’observateur moins incongrue et exceptionnelle.

116.

Nous lui avions remis à mon retour sur le terrain un bref résumé de mon D.E.A.. On peut noter, par ailleurs, que cette occasion a été pour l’entraîneur intermédiaire un moyen de se mettre en valeur face au nouveau directeur. Lorsqu’il nous présenta au directeur, il affirma sur le mode de l’humour mais de manière significative que « s’il a eu très bien [au D.E.A.], c'est que l’entraîneur est très bien ! ».

117.

Par séquence de 2 h 30 à 4 h.

118.

Comme le dit Olivier Schwartz, cette banalisation « peut s’opérer dans une certaine mesure parce que les enquêtés, au fil du temps, manifestent une capacité non négligeable de « digérer » l’existence du chercheur, c'est-à-dire d’en neutraliser partiellement les effets perturbants » [O. Schwartz, « L’empirisme irréductible », Op. Cit., p. 279].

119.

Il s’agit du deuxième argument avancé par O. Schwartz : « Saisis dans leur lieu de travail, dans leurs cadres de sociabilité coutumière ou dans leur vie familiale, les individus restent soumis aux contraintes caractéristiques de ces lieux, et la permanence de ces contraintes est incompatible avec la modification complète et durable des manières d’être sous le regard du sociologue. (…) Dans bien des cas, leur intérêt à les maintenir l’emportera sur celui qu’ils pourraient avoir à leurrer le sociologue. » [Ibid., p. 278].

120.

Dans le Centre, les formateurs nous ont assigné le plus souvent l’étiquette d’étudiant en psychologie, étant donnée la faible reconnaissance de la sociologie dans cet univers.

121.

Nous reprenons la typologie faite par A-M. Arborio et P. Fournier lorsqu’ils notent que « la distinction ne se fait pas entre une observation participante et une autre qui ne le serait pas, mais selon le type de « rôle de membre » forcément tenu par le chercheur dans la situation qu’il étudie, selon que ce rôle est « périphérique », « actif », « à part entière » (…). Par opposition au rôle de membre périphérique qui permet d’observer directement sans obliger à prendre part aux activités du groupe, le choix d’un rôle de membre actif conduit à la « reconnaissance du chercheur, de la part des membres ordinaires, comme collègue » , ce qui assure une moindre perturbation de la situation observée » [A-M. Arborio et P. Fournier, L’enquête et ses méthodes : l’observation directe, Paris, Nathan, 2001, p. 85 (ils citent le texte de P.A. Adler et P. Adler : « Membership roles in field research », Sage University paper Series on Qualitative Research Methods, 1987, Vol. 6, p. 33-35.]. Cette distinction a l’intérêt de souligner que, même « non-participant », l’observateur tient nécessairement un rôle ayant des effets sur le milieu qu’il observe et protège ainsi contre l’illusion de la neutralité de sa présence.

122.

Par ailleurs, on peut noter que partager avec les jeunes footballeurs une position d’aspirant à la marge d’un champ professionnel, avec ce qu’elle constitue d’incertitude sur l’avenir, a sans doute facilité l’analyse de certains mécanismes par les analogies qu’elle permettait. Comme le soulignait P. Bourdieu, « ceux qui veulent croire de la croyance des autres se condamnent à ne ressaisir ni la vérité objective ni l’expérience subjective de la croyance : ils ne savent ni profiter de leur exclusion pour constituer comme tel le champ où s’engendre la croyance et que l’appartenance interdit d’objectiver, (…) ni tirer parti de leur appartenance à d’autres champs, comme le champ de la science, pour objectiver les jeux où s’engendrent leurs propres croyances, leurs propres investissements et s’approprier réellement, par cette objectivation participante, les expériences équivalentes de celles qu’ils ont à décrire, donc les instruments pour donner une juste description des unes et des autres » [P. Bourdieu, Le sens pratique, Op. Cit., p. 114- 115].

123.

Une certaine discrétion était alors nécessaire pour assumer cette position. D’où l’importance d’une règle que nous fixions à nos interlocuteurs : aucune information, issue des entretiens, ne serait divulguée aux entraîneurs d’un côté, et aux joueurs de l’autre.