2. Entretiens et observations

L’étude du dispositif de formation en tant que matrice de socialisation est produite grâce à des observations et entretiens réalisés avec les encadrants de la structure de formation. Tous les formateurs sportifs ont été rencontrés de manière individuelle : les sept entraîneurs responsables des équipes de la structure124, auxquels s’ajoutent l’entraîneur des gardiens, l’entraîneur-adjoint des « 18 ans » qui est également le surveillant de l’internat, le responsable de la « préformation » (pour les joueurs de 12 à 14 ans) et le directeur du Centre. Ces entretiens, moments de rencontre plus formels, étaient l’occasion d’aborder de manière plus systématique leurs manières de travailler. L’enjeu principal était alors de repérer les catégories de perception et de jugements, les formes de classification footballistique qui structurent la manière dont ils produisent la formation et sélectionnent les aspirants footballeurs en sollicitant, principalement, des récits sur les joueurs en apprentissage et les savoir-faire transmis125.

Ces entretiens complétaient les observations des séances d’entraînement et des matchs. Sans avoir la possibilité de vivre cette expérience par observation participante et ne l’ayant pas vécue plus jeune126, l’observation des gestes sportifs s’est avérée productive même s’il existe, sur ce point, des prises de position méthodologiques pour le moins décourageantes. Pour Loïc Wacquant en particulier, la nature du sport qu’il étudie interdirait de se lancer de cette manière dans une telle aventure car dans cette pratique « l’action et son évaluation sont confondues et le retour réflexif par définition exclu de l’activité. C'est dire qu’on ne peut faire la science de cet « art social » en faisant l’économie d’une initiation pratique, en temps et en situation réels. Comprendre l’univers de la boxe exige que l’on s’y plonge en personne, qu’on en fasse l’apprentissage et qu’on en vive les principales étapes de l’intérieur. L’appréhension indigène est ici la condition indispensable de la connaissance adéquate de l’objet »127. Face à cette limitation, posée ici de façon quasi-rédhibitoire, persévérer sur cette voie oblige à démontrer ce qu’il y peut y avoir d’abusif dans cette position. Mitchell Duneier fait ce travail de remise en cause d’une telle manière de décréter « que cette méthodologie est la seule qui puisse rendre tout sens à la vie des boxeurs noirs défavorisés »128 quand il souligne les points de convergence importants entre les analyses de Loïc Wacquant et celles d’observateurs non-participants de la boxe. On peut ajouter qu’une telle prise de position peut être éclairée en remontant au principe théorique qui la fonde. Parce que, pour Loïc Wacquant, l’apprentissage pugilistique est une initiation silencieuse, une incorporation par corps du jeu qui écarte toute verbalisation, l’observateur extérieur, exclu de cette « communication silencieuse des corps », n’a guère de chances de saisir les logiques pratiques qui la trament. Sans expérimentation corporelle personnelle, l’intelligibilité de cet univers semble impossible. Or cette position repose, comme le souligne Bernard Lahire129, sur une sous-estimation de la place du langage dans l’apprentissage au fondement duquel se trouve l’assimilation qui est faite de tout langage à un langage théorique, savant ou réflexif. Or c'est cet amalgame et la cécité à l’égard de la place du langage dans les relations sociales d’apprentissage qui en découle, qui conduit Loïc Wacquant à considérer que l’observation participante est l’unique méthode pertinente pour l’analyse de la socialisation pugilistique. Ainsi, s’il est vrai par exemple qu’« il y a un « œil du boxeur », qui ne peut s’acquérir sans un minimum de pratique effective du sport, et qui, à son tour, la rend signifiante et compréhensive »130, on peut dire que la formation de cet « œil » passe également par des mots et des catégories qui permettent de donner sens à l’expérience vécue et que celle-ci est donc accessible au sociologue non-pratiquant131. L’observation des performances corporelles peut ainsi s’appuyer sur les mots et les dispositifs matériels qui structurent l’apprentissage footballistique.

Enfin, tous les autres membres permanents du Centre ont été rencontrés132 afin de travailler leur contribution au réseau de relations dans lequel sont insérés les apprentis : le médecin et un kinésithérapeute, le préparateur physique, le responsable du recrutement et celui de la scolarité. Ici aussi, la présence sur le terrain, en particulier dans l’espace de soins, permettait de mêler entretiens et observations et de rendre plus productives les deux techniques employées. De plus, des entretiens extérieurs au club ont été réalisés afin d’élargir notre perception de l’objet, avec un conseiller technique du District du Rhône et un jeune agent sportif de l’agglomération lyonnaise.

Notes
124.

Deux de ces entraîneurs avaient été rencontrés lors du D.E.A.

125.

Les grilles d’entretien avec les entraîneurs se composaient des thématiques suivantes : entraînement (programme, composition des séances, qualités et savoir-faire exigés, règles de discipline, etc.), compétition (composition de l’équipe, choix des postes, titulaires et capitanat, notation des joueurs, etc.), suivi scolaire (suivi des notes, relations avec les établissements, avec les parents) et parcours personnel (professionnel, scolaire et sportif).

126.

Nous avons pratiqué ce sport en club mais sur une durée relativement courte (5 ans) et sans jamais pénétrer le haut niveau (club professionnel ou sélection fédérale).

127.

L. Wacquant, Corps et âme : carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000, p. 60.

128.

M. Duneier, « Garder sa tête sur le ring ? Sur la négligence théorique et autres écueils de l’ethnographie », Revue française de sociologie, 2006, Vol. 47, n° 1, p. 153.

129.

B. Lahire, L’homme pluriel, Op. Cit., p. 193-199. Il souligne, en particulier, que toutes les paroles ne constituent pas une rupture avec un mode pratique d’action ou d’apprentissage, et qu’elles sont au contraire très présentes dans l’initiation pugilistique décrite par L. Wacquant.

130.

L. Wacquant, « Corps et âme », Op. Cit., p. 62.

131.

Comme le souligne S. Faure à propos de la danse : « l’expérience sensorielle se construit ainsi avec d’autres pratiquants et se structure dans des pratiques sociales/langagières » [S. Faure, Les processus d’incorporation et d’appropriation du métier de danseur, Op. Cit., p. 368].

132.

A l’exception d’un seul, un kinésithérapeute travaillant à mi-temps au Centre.