Le cœur du matériau produit est constitué par l’étude d’une série de cas d’apprentis arrivés en fin de formation, appréhendés par le biais d’entretiens et observations. Trente-trois joueurs du club (dont huit lors du D.E.A) âgés de 16 à 19 ans ont été interviewés longuement133 et suivis dans leur équipe (la plupart appartenait à l’équipe des « 18 ans »). Le choix de ce corpus repose, d’une part, sur la possibilité qu’il donne d’une association avec les observations, et, d’autre part, sur la volonté de retracer, avec des enquêtés ayant connu plusieurs années de formation, les effets de la socialisation sportive. Pour cette raison, les entretiens avaient une dimension rétrospective importante. La grille d’entretien134 s’est organisée selon les thèmes successifs suivants :
Cette grille, assez détaillée pour ne pas traiter que les actes jugés significatifs par les enquêtés, a été mobilisée avec le souci de mener les entretiens en restant au plus près des activités passées et présentes. Il s’agissait de solliciter des récits de pratiques et des souvenirs de situations qui obligent le moins possible à rompre avec l’expérience ordinaire et à développer un rapport réflexif à son parcours et à soi. L’objectif était de saisir la logique des pratiques en questionnant davantage le « comment » que le « pourquoi » et en facilitant ainsi l’émergence d’un « langage de la familiarité »135. De plus, cette politique avait aussi pour ambition d’éviter les discours plus généraux de présentation de soi, les montées en généralité, davantage susceptibles d’être investies par un discours de la vocation et de la « passion ». Et cela d’autant plus que les apprentis se trouvent dans une institution qui leur demande de faire en permanence la preuve de leur engagement, de leur « motivation ». Les récits de pratiques et de situations constituent une arme pour limiter le poids de discours-écrans et, sur ce point, les observations constituent, pour une partie des pratiques, un contre-point important car elles donnent des moyens de contrôle et de comparaison des comportements. De la même manière, plusieurs autres sources ont été exploitées afin de parvenir à saisir les processus d’engagement et les formes de l’expérience d’apprentis footballeurs. Des entretiens ont été réalisés avec des parents d’apprentis enquêtés (quatre) et d’anciens pensionnaires du Centre l’ayant quitté depuis plusieurs années et donc apparaissant moins dépendants de celui-ci (deux cas). Enfin, la lecture et l’analyse de biographies ou autobiographies de joueurs professionnels (six footballeurs passés par un centre de formation) a contribué à l’exploration de cet univers. Les limites de ce matériau, du fait des conditions de production des récits et propos destinés à un public anonyme, lui donnent un statut différent dans notre corpus et son utilité est surtout exploratoire, dans la construction de pistes et hypothèses.
La durée moyenne des entretiens est proche de deux heures. Le corpus est ainsi constitué de 20 joueurs membres du groupe des « 18 ans » (sur 22), de 3 joueurs de l’équipe « 16 ans », de 2 joueurs de l’équipe CFA [saison 2003-2004] et de 8 joueurs de l’ancienne catégorie « 17 ans » [saison 2001-2002]. La grande rareté des refus d’entretiens malgré l’importance des contraintes temporelles qui pèsent sur les apprentis peut se comprendre de deux manières : d’une part, il s’agit d’une population relativement « captive » du fait de mon insertion dans le Centre et des relations ainsi créées et, d’autre part, les joueurs disposent d’un capital symbolique et parfois économique qui nourrit leur sentiment d’appartenir à un groupe relativement exceptionnel susceptible d’être l’objet d’un intérêt et d’une curiosité (ils sont par ailleurs parfois sollicités par la presse) et qui leur assure une ressource pour faire face à la situation d’entretien.
Cf. Annexe 6 : p. 626.
Attentif à la rupture qu’introduit la situation d’enquête et d’entretien, P. Bourdieu soulignait le risque de laisser échapper les logiques des pratiques en interrogeant les « raisons » de celles-ci : « Du seul fait qu’il est interrogé et qu’il s’interroge sur la raison et la raison d’être de sa pratique, il ne peut transmettre l’essentiel, à savoir que le propre de la pratique est qu’elle exclut cette question : ses propos ne livrent cette vérité première de l’expérience première que par omission, au travers des silences et des ellipses de l’évidence. Ceci dans le meilleur des cas, c'est-à-dire lorsque, par la qualité même de ses questions, le questionneur autorise l’informateur à s’abandonner au langage de la familiarité. » [P. Bourdieu, Le sens pratique, Op. Cit., p. 152-153].